Ensuite, distinguer les champs matériels des champs immatériels crée des incohérences dans la manœuvre amie qui sont autant d’opportunités pouvant être exploitées par l’adversaire. Les formes de guerres hybrides sont aujourd’hui liées à l’exploitation de toute limite d’ordre réglementaire, légal, ou éthique. Elles se nourrissent des incohérences et de l’inconstance de nos stratégies. Le développement du cyberespace offre notamment de nouvelles possibilités d’action dans l’intervalle considérable qui sépare l’état de paix de l’état de guerre. Mais agir de manière isolée dans le champ numérique n’a généralement qu’une efficacité limitée. Les capacités cyber voient en revanche leurs effets démultipliés lorsqu’elles sont renseignées par des capteurs humains et combinées avec des actions cinétiques, éventuellement menées par des forces spéciales ou clandestines. À titre d’exemple, le logiciel Stuxnet utilisé par les services américains et israéliens pour saboter le programme nucléaire iranien à la fin des années 2000 n’est pas un acte cyber isolé, mais a été employé dans le cadre d’une opération globale et combinée baptisée « Olympic Game » (12). Par ailleurs, « les défauts de cohérence entre le discours et les actions, d’une part, et entre les différents niveaux de communication (politique, diplomatique, militaire, etc.), d’autre part, constituent autant de failles susceptibles d’être exploitées par des adversaires (13) ». Le concept de communication stratégique (STRATCOM) vise ainsi à supprimer ces incohérences entre les discours officiels et les réalisations concrètes de la force, ou tout au moins les effets qu’elle produit sur les perceptions.
Enfin, au niveau stratégique, la manœuvre est nécessairement unique et globale. Elle vise à obtenir la décision qui est d’ordre psychologique. Le général Beaufre définit la stratégie comme « l’art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre leur conflit (14) ». Nous retrouvons bien ici la dimension matérielle de tout conflit, la force, et sa dimension immatérielle, la dialectique des volontés. Le but de la stratégie qu’il nomme décision est « un évènement d’ordre psychologique que l’on veut produire chez l’adversaire : le convaincre qu’engager ou poursuivre la lutte est inutile (15) ».
Ce but stratégique est donc immatériel par nature. Comment croire que l’on peut atteindre ce but en distinguant les aspects immatériels des aspects matériels de la guerre ? La décision ne peut être obtenue que par la concentration des efforts matériels comme immatériels. Par exemple, la stratégie de dissuasion que le général Beaufre décrit plus loin ne peut emporter la décision qu’en combinant un facteur matériel, formé d’une capacité réelle et concrète de destruction de l’adversaire, et un « facteur psychologique beaucoup plus important et beaucoup plus impondérable (16) ».
Ainsi, pour garantir la cohérence de la manœuvre, la convergence des effets et la concentration des efforts, toutes les actions conduites par la force militaire doivent être synchronisées et intégrées au sein d’une manœuvre pensée de manière unique. Les conceptions schématiques de la conflictualité qui permettent certes d’en appréhender la complexité infinie ne doivent en aucun cas conduire à des visions et à des doctrines trop segmentées, voire caricaturales. Séparer les champs matériels et les champs immatériels de manière artificielle, dans des manœuvres cinétique et non cinétique cloisonnées, ne peut conduire qu’à la défaite. Le succès sur le champ de bataille réside bien dans notre aptitude à combiner les effets produits par l’ensemble des fonctions opérationnelles. Il réside également dans la capacité de notre pays à définir clairement une stratégie globale et pérenne. Au-delà du domaine strictement militaire, la résolution des conflits dépend aujourd’hui bien souvent de la cohérence de l’action d’organisations multiples. L’approche globale visant la coordination de l’ensemble des acteurs intervenant dans une crise représente ainsi un défi sans doute bien plus complexe encore.


Notes
(1) Cette thèse rejoint les conclusions du forum international de juin 2019 consacré aux principes de la guerre en 2035, organisé à l’École militaire par le Centre de doctrine et d’enseignement du commandement (https://www.c-dec.terre.defense.gouv.fr/index.php/fr/actualites/238-colloque-international-de-prospective-les-principes-de-la-guerre-en-2035-synthese-des-travaux).
(2) CDEC, « Le concept américain de la bataille multidomaines », Lettre de la doctrine, no 11, EDIACA, juin 2018.
(3) CDEF, FT 02 : Tactique générale, EDICAT, juillet 2008, p. 52.
(4) « Le CEF établit deux catégories d’espaces de manœuvre et de confrontation, les milieux et les champs. Les milieux renvoient aux espaces terrestre, maritime, aérien, exoatmosphériques et cyber ; les champs recouvrent les espaces informationnel et électromagnétique. » CICDE, CIA 01 : Concept d’emploi des forces, 2020, p. 12.
(5) CDEF, FT 02 : Tactique générale, op. cit., p. 14.
(6) « La guerre est l’affrontement des volontés », CICDE, DIA 01, Doctrine d’emploi des forces, 2014, p. 41.
(7) Jean Deuve, Stratagèmes : Duperies, tromperies, intoxications pendant la Seconde Guerre mondiale, Nouveau Monde Éditions, Paris, 2013.
(8) CICDE, DIA 01 : Doctrine d’emploi des forces, op. cit., p. 21.
(9) Sun Tzu, L’art de la guerre (http://evene.lefigaro.fr/citations/sun-tzu).
(10) Qiao Liang et Wang Xiangsui, La guerre hors limites, Éditions Payot & Rivages, Lausanne, 2006, p. 76.
(11) Christian Malis, Guerre et stratégie au XXIe siècle, Fayard, Paris, 2014, p. 170.
(12) Bertrand Boyer, Cybertactique : Conduire la guerre numérique, Nuvis, Paris, 2014.
(13) CICDE, DIA-3.10.0_STRATCOM (2018), EDIACA, 23 mai 2018, p. 8.
(14) Général Beaufre, Introduction à la stratégie, Hachette/Pluriel, 2012, p. 34.
(15) Ibid., p. 35.
(16) Ibid., p. 109.
Légende de la photo en première page : Soldats russes désidentifiés positionnés devant une base ukrainienne, en mars 2014. (© Alexander Chizhenok/Shutterstock)