Magazine Moyen-Orient

Néo-ottomanisme et « erdoganisme » : comprendre la Turquie du XXIe siècle

Comme l’a souligné l’historien turc Edhem Eldem dans sa leçon inaugurale au Collège de France en 2018, « la Turquie est “cliomane” et “cliopathe”, à la fois folle et malade d’histoire […] : “cliomane”, par son obsession d’attribuer à l’histoire une mission politique et idéologique vouée à modeler la nation et le citoyen ; “cliopathe”, par ses mythes et inventions, mais surtout par ses craintes, ses complexes, ses silences, ses tabous, ses dénis, son négationnisme ». Autant de pathologies aujourd’hui investies par la politique « erdoganiste » de l’histoire. Les « horizons d’attente » de la République turque sont rattachés au « futur passé » du néo-ottomanisme. Leur liaison est le fruit d’un programme d’action : la « revanche de l’histoire » (7) qu’Ankara entend prendre sur les ennemis désignés des siècles passés.

Pour l’« erdoganisme », tout ce qui a été ottoman, la Crète, Chypre, les îles ioniennes, est amené à le redevenir. Les États coloniaux, Grèce, Chypre, Israël, et leurs alliés veulent redécouper la Méditerranée. Il est impératif de leur barrer la route. Comme le kémalisme, l’« erdoganisme » est un « anti-impérialisme nationaliste » (8). Sa boussole reste islamiste, mais son mode d’action est un pragmatisme syncrétique. Il convoque tout ce qui a fait son succès, mais à des degrés différents, en fonction du terrain choisi : à la fois anticolonial et néo-ottoman, islamiste et kémaliste, nationaliste et généalogique. Autant de fils que le président Erdogan tire séparément ou ensemble. La projection permanente du passé ottoman sert son destin politique à court terme : il veut gagner l’élection présidentielle de 2023 et faire coïncider sa victoire avec la célébration du centenaire de la République. Mais surtout, elle modèle un projet islamo-nationaliste conçu à long terme et façonne l’image que Recep Tayyip Erdogan entend laisser dans l’histoire : transformer l’héritage d’Atatürk et refonder la Turquie comme une grande puissance musulmane.

Notes

(1) Jean-François Bayart, Le gouvernement du monde : Une critique politique de la globalisation, Fayard, 2004.

(2) À l’issue des législatives de juin 2015, l’AKP remporte 258 sièges sur 550 à la Grande Assemblée nationale, soit 69 de moins que lors de la précédente législature, au profit du Parti d’action nationaliste (MHP, 80) et du Parti démocratique des peuples (HDP, 80). Face à l’incapacité de l’AKP à former gouvernement, un nouveau scrutin est organisé le 1er novembre, le parti du président Erdogan gagnant cette fois 317 sièges.

(3) Le 14 juillet 1996, Recep Tayyip Erdogan, alors maire d’Istanbul, déclare dans un entretien au quotidien Milliyet  : « La démocratie n’est pas un but, c’est un moyen » ; « la démocratie est un tramway. Il va jusqu’à l’endroit où nous allons [et] là, nous en descendons ».

(4) Johann Michel, Devenir descendant d’esclave : Enquête sur les régimes mémoriels, Presses universitaires de Rennes, 2015.

(5) Reinhart Koselleck, Le futur passé : Contribution à la sémantique des temps historiques, Éditions de l’EHESS, 1990.

(6) Marc Ferro, Le ressentiment dans l’histoire : Comprendre notre temps, Odile Jacob, 2007.

(7) Bruno Tertrais, La revanche de l’histoire, Odile Jacob, 2017.

(8) Emmanuel Szurek, « Go West. Variations sur le cas kémaliste », in François Pouillon et Jean-Claude Vatin (dir.), Après l’orientalisme : L’Orient créé par l’Orient, IISMM/Karthala, 2011, p. 303-323.

Légende de la photo en première page : Erdogan se compare volontiers à un nouveau « père » de la Turquie, comme il y a un siècle Mustafa Kemal, fondateur de la république en 1923. © Shutterstock/Alexandros Michailidis

Article paru dans la revue Moyen-Orient n°49, « Libye : Le « Grand Jeu » méditerranéen », Janvier-Mars 2021.

À propos de l'auteur

Olivier Bouquet

Professeur d’histoire de l’Empire ottoman et du Moyen-Orient à l’université de Paris (Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques) ; auteur notamment de « Les Ottomans. Questions d’Orient » (Documentation photographique no 8124, La Documentation française, juillet-août 2018)

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