Depuis le début des années 2000, la robotique terrestre est annoncée comme l’un des facteurs structurants de l’évolution des forces armées : mules logistiques, systèmes de déminage et de reconnaissance, voire robots de combat permettraient de compenser la réduction quantitative des forces européennes. Mais les partisans les plus enthousiastes de la robotique ont dû déchanter dans les années 2010 (1). Le nombre de robots dans les forces américaines, alors les plus avancées dans ce domaine, y a, concrètement, diminué… Dans les années 2020, les choses vont-elles changer ?
Les raisons de la non-réalisation des prophéties des années 2000 sont multiples. Jusqu’en 2014-2015, les budgets de nombre d’armées européennes ont diminué, réduisant d’autant les capacités de financement – par ailleurs traditionnellement peu élevées dans la plupart des pays européens – de systèmes coûteux. Après 2014 et les opérations russes en Ukraine, ils ont certes été augmentés, mais les priorités étaient ailleurs. De plus, et plus généralement, la maturation des technologies ne permettait pas de réellement envisager autre chose que des robots télécommandés affectés au déminage ou à la reconnaissance. Évidemment, de tels robots ne répondent pas totalement aux demandes des armées : le robot doit être un auxiliaire des forces permettant aux soldats disponibles de se concentrer sur des tâches que ne peut faire la machine. Or jusqu’ici, il est indispensable d’affecter un humain pour la commander… l’exact inverse donc de ce que cherchent les armées.
Il n’y a cependant pas de déterminisme en la matière. Les années 2010 ont également vu l’épanouissement des travaux autour de l’intelligence artificielle (2). Cette dernière apparaît à la fois comme un goulet d’étranglement technique et comme la condition de réalisation concrète des processus de robotisation, en permettant de décharger cognitivement les opérateurs. Plusieurs programmes et compétitions ont été lancés, dont notamment les DARPA Grand challenge et Robotics challenge, avec en ligne de mire des comportements attendus. Des thématiques comme la progression en zone urbaine, les convois logistiques automatisés ou encore la progression dans des espaces souterrains ont ainsi été abordées. L’industrie a également progressé. En l’occurrence, plusieurs firmes ont émergé sur le marché, en particulier israéliennes, pour des applications logistiques, mais aussi de reconnaissance (avec le Dogo) ou encore de reconnaissance/combat (RoBattle LR3) (3). Une firme européenne se distingue également : Milrem (Estonie). Son THeMIS (Tracked hybrid modular infantry system) est pour le moins original. Il se présente sous la forme de deux pods chenillés reliés entre eux par différents types de plates-formes. La propulsion peut être assurée par des batteries insérées dans les pods ou par un petit moteur diesel-électrique. Les dimensions du robot sont respectables : 2 m de longueur pour une largeur de 90 cm à 2 m (en fonction du choix de la plate-forme) et une hauteur de 90 cm à vide. Sa masse est alors de 750 à 850 kg en fonction des choix de motorisation ou de plate-forme opérés. C’est cette dernière qui confère au robot sa modularité. Pouvant être positionnée à différentes hauteurs entre les deux pods, elle permet d’installer jusqu’à 750 kg de charge utile : systèmes de manipulation, relais de communication, civières, capteurs divers, cargo ou encore tourelleau téléopéré. Plusieurs THeMIS peuvent par ailleurs être articulés entre eux.
La propulsion du robot lui permet d’atteindre 25 à 35 km/h selon les conditions, l’adoption de chenilles relativement larges lui conférant une bonne mobilité tout-terrain, avec une pression au sol allant de 0,069 à 0,115 kg/cm² en fonction de la charge embarquée. Théoriquement, il peut opérer durant 8 à 10 heures d’affilée. Cependant, le THeMIS n’est jamais qu’un fardier téléopéré via une liaison line of sight. L’originalité, comparativement à d’autres mules, consiste en l’adoption de chenilles – un choix particulièrement avisé pour les opérations dans les pays baltes –, mais aussi dans la compacité du système. Initialement, l’armement était limité. En l’occurrence, le véhicule pouvait être doté d’un tourelleau Adder (ST Kinetics) de 350 kg en conditions de combat et approvisionné en munitions, pouvant accueillir des mitrailleuses de 7,62 mm ou de 12,7 mm ou un lance-grenades de 40 mm. Les options se sont ensuite étendues, au fur et à mesure de l’intérêt des industriels et des armées pour le robot.
Nexter a ainsi utilisé le THeMIS pour y installer un tourelleau téléopéré RX‑20 doté d’un canon de 20 mm. Ainsi équipé, le véhicule prend la désignation d’Optio et a été présenté au public pour la première fois au cours du salon Eurosatory 2018. Lors de ce même salon, il a été doté par MBDA d’un système de lancement de deux missiles MMP couplé aux organes de visée (système IMPACT – Integrated MMP precision attack combat turret). Electro Optic System, une firme australienne, l’a doté d’un tourelleau R400S couplant un canon de 30 mm M‑230 et une mitrailleuse coaxiale de 7,62 mm. En 2019, MBDA faisait encore évoluer l’armement du THeMIS, en y positionnant un lanceur sextuple pour missiles antichars/d’appui Brimstone. D’autres solutions d’armement ont été proposées, comme le tourelleau FN Herstal DeFNder, l’Aselsan SARP ou encore un tourelleau Kongsberg combinant une mitrailleuse de 12,7 mm, un missile antichar Javelin et les organes de visée nécessaires.
Le THeMIS a également été déployé au Sahel. Les forces estoniennes l’y ont utilisé à partir d’avril 2019 et ont été agréablement surprises par ses performances. Le robot a pu supporter les hautes températures de la région, mais aussi la détonation, à sa proximité, d’un IED de 200 kg. Il a également été engagé dans des patrouilles, où il a servi au transport d’eau et de munitions, sa compacité et son système de mobilité facilitant sa progression y compris dans des zones cloisonnées où des camions ou des blindés classiques n’auraient pas pu intervenir. D’autres expérimentations ont eu lieu, comme son embarquement en CH‑47 Chinook ou encore son utilisation dans la remorque de blindés, y compris un VBCI. Reste cependant que si les retours d’expérience sont prometteurs et que le THeMIS est assurément le système le plus testé, ce type d’engins – et donc pas uniquement celui du constructeur estonien – fait face à une série d’obstacles potentiels, non pas tant pour les missions de mule logistique que pour celles de reconnaissance et de combat. Soit autant de limites à sa polyvalence qui réduisent pour l’heure son potentiel commercial à quelques exemplaires achetés par quelques armées à des fins d’essais.
Le premier est la question de l’endurance du système. Une dizaine d’heures offre une marge intéressante, mais qu’en sera-t‑il lorsque les batteries seront également sollicitées par l’alimentation des systèmes de veille ou de combat ? Le deuxième est la téléopération. Bien maîtrisée actuellement, elle devient un problème dans une situation de combat de haute intensité. Neutraliser des porteurs de missiles antichars robotisés semble aisé : sauf à ce que la liaison prenne la forme d’un câble, le brouillage électronique offre des options simples. Or, aussi bien la Russie que la Chine investissent considérablement dans ces secteurs. Le troisième obstacle potentiel est, paradoxalement, la solution à la question de la téléopération. On peut partir du principe que faire évoluer un robot comme le THeMIS en le dotant d’une intelligence artificielle permet de se passer de liaisons de données. Mais cela suppose également de dépasser des obstacles techniques – comme la reconnaissance automatique de cible –, mais surtout politiques. Laisser le système décider de tirer, c’est prendre le risque de dommages civils. Là non plus, il n’y a pas de déterminisme. La définition de kill boxes où le robot a toute latitude pour tirer peut être une option. Une autre peut être de réduire les besoins en bande passante et en liaisons en laissant le véhicule se piloter seul, réservant la ressource pour la conduite du combat à distance, cette fois par des opérateurs humains.