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Turquie : la puissance de l’entre-deux

La Turquie a une stratégie intégrale s’appuyant sur les stratégies générales classiques : militaire, diplomatique, économique, culturelle, etc. Cette stratégie intégrale est-elle le fruit d’une vision spécifiquement « erdoganiste » ou relève-t‑elle d’une réinterprétation du kémalisme ?

La Turquie est le pays de tous les paradoxes. Ainsi, il existe autant de continuité que de rupture entre l’ancienne Turquie d’Atatürk et la nouvelle Turquie d’Erdogan. Depuis un siècle, kémalistes et islamo-­conservateurs tentent d’apporter à leur manière une réponse au traumatisme de la faillite impériale.

Lorsqu’il proclame la république turque (1923) sur les décombres de la théocratie ottomane, Mustapha Kemal entend rompre avec le cycle infernal des défaites. À l’origine du désastre, un empire trop grand, trop cosmopolite. Le sauvetage de la nation turque nécessite donc le sabordage de l’Empire. Pour ne plus subir l’Occident, il faut soi-­même devenir l’Occident. S’approprier les armes et la science de la civilisation contemporaine, gages d’indépendance et de souveraineté. Sous le diptyque État-­nation, État unitaire, Kemal choisit une voie autarcique. La Turquie se replie sur le quadrilatère anatolien et se désintéresse du passé impérial. Religion civique de la république, la laïcité borne les frontières du nouvel État.

A contrario, les islamo-­conservateurs jugent que Mustapha Kemal a détruit une construction multiséculaire et isolé la Turquie de son bassin naturel. Certes la république a sauvé le fait turc en le barricadant. Mais cet autisme géopolitique a sapé son potentiel stratégique. Pour Ahmet Davutoglu, théoricien phare du néo-­ottomanisme, la voie de la puissance implique une diplomatie active qui assume l’héritage de l’ottomanisme. Tour à tour ministre des Affaires étrangères (2009-2014) et Premier ministre (2014-2016), Davutoglu œuvre au retour de la Turquie au Moyen-Orient. Mais cette politique s’achève sur une débâcle cinglante. La brutale disgrâce du ministre (2016) marque une double rupture. Erdogan acte l’échec du projet de Davutoglu de faire de la Turquie le phare du monde arabo-­musulman. Ankara renonce à exporter son modèle et se concentre davantage sur ses frontières nationales.

Conséquence de ce recentrage, islamo-­conservateurs et kémalistes se réconcilient. L’alliance se constitue contre un ennemi commun à trois têtes : la confrérie de Fethullah Gülen ex-allié d’Erdogan accusé d’avoir fomenté la tentative de putsch du 15 juillet 2016, les États-Unis dénoncés comme les commanditaires occultes, et les Kurdes du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Ainsi, à partir de 2016, Ankara inaugure une franche dégradation avec l’Occident et l’Amérique. L’appui de Washington aux Kurdes de Syrie contre Daech achève d’envenimer les rapports.

Cette synthèse islamo-­kémaliste accouche d’une nouvelle donne. L’appareil d’État mue. Les gülenistes purgés cèdent la place aux gradés kémalistes sortis de prison. Tout au sommet, Erdogan donne le ton. Sa longévité exceptionnelle lui assure une expérience indiscutable. L’entourage du reis comporte quatre cercles. Au cœur, les héritiers de la pensée de Davutoglu affichent un discours aux accents panislamiques décomplexés. En seconde ligne, les radicaux-kémalistes défendent un retour au kémalisme originel : nationaliste et anti-impérialiste. Plus en retrait se détachent les eurasistes, utiles passeurs vers Moscou et Pékin. Enfin, aux marges extrêmes survivent quelques libéraux qui sont mis en avant quand il s’agit de discuter avec les Européens.

L’islamo-nationalisme d’Erdogan induit une position particulière à l’égard des mondes arabes. D’un côté, la vision islamiste orthodoxe ne peut reconnaître l’État-­nation, construction occidentale. De l’autre, la question du lien avec une instrumentalisation de la religion rend suspicieux. Quelle place pour la Turquie contemporaine : leader néo-ottoman des mondes arabes ou hybride au modèle peu susceptible d’être reproduit ?

Au début des Printemps arabes (2011), l’optimisme règne à Ankara. L’équation apparaît simple. La Turquie, forte de ses succès, va transposer son triptyque démocratie, économie de marché, valeurs traditionnelles. Prendre le relais de kleptocrates laïques à bout de souffle devrait être facile. Mais, très vite, Ankara s’embourbe. Mal préparés à l’exercice du pouvoir, les Frères musulmans, épigones de l’AKP, échouent. En Syrie, les Turcs dispersent leurs efforts en une multitude de fronts : renverser Assad, empêcher le PKK de créer un embryon d’État, juguler Daech et contenir les appétits russes et iraniens. La tâche est impossible. Surtout, la Turquie et son allié qatari se heurtent à la résistance de l’axe Riyad-Abou Dhabi-Le Caire. Un double antagonisme oppose les deux blocs. Idéologiquement proche des Frères musulmans, Ankara soutient un modèle qui invoque la représentation des masses. À l’inverse, la monarchie saoudienne, comme les Émirats, repose sur un pouvoir descendant qui se méfie des velléités populaires.

À travers de savantes arabesques, les deux axes croisent le fer du golfe Persique à l’océan Indien. À l’ouverture de bases turques en Somalie répond le soutien de Doha et de Riyad aux séparatistes du Somaliland et du Puntland. Plus qu’un modèle qui a bien pâli, la Turquie veut consolider son statut de puissance émergente à la jonction de la Méditerranée orientale et de l’océan Indien. Finalement, peu importe l’échec du dessein néo-­ottoman d’Ahmet Davutoglu, Erdogan estime avoir renoué les fils avec un monde dont la Turquie s’était volontairement exclue cent ans plus tôt. Symbole fort, le 29 octobre 2016, jour anniversaire de la fondation de la République, la Turquie a changé de fuseau horaire. En une nuit, elle a basculé d’Europe en Orient.

À propos de l'auteur

Tancrède Josseran

Attaché de recherche à l’Institut de stratégie comparée  (ISC); auteur de La nouvelle puissance turque : L’adieu à Mustapha Kemal (Ellipses, 2010)

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