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Turquie : la puissance de l’entre-deux

En 2010, les forces aériennes turque et chinoise conduisaient un exercice militaire commun. Quel est l’état des coopérations stratégiques entre Ankara, l’Asie centrale et plus particulièrement la Chine ?

Les manœuvres « Aigles de l’Anatolie » préfigurent la bascule eurasienne d’Ankara. Habituellement, chaque année, ces exercices réunissent Turcs, Israéliens et Américains. Au printemps 2010, la brutale dégradation des relations entre Tel-Aviv et Ankara pousse Israéliens et Américains à annuler leur participation. Soucieuse de ne pas perdre la face, la Turquie maintient l’exercice. En compensation, les Turcs invitent les Chinois. Le courroux des Américains est immédiat. Ces derniers craignent que les chasseurs chinois n’éventent les secrets du F‑16. Les manœuvres ont lieu. Mais, au dernier moment, d’archaïques Phantom promis à la casse remplacent les F‑16…

Ces manœuvres marquent le regain des relations turco-­chinoises. Nouveau centre de richesse planétaire, la Chine aimante le continent eurasiatique. Alors que le FMI renâcle à soutenir l’économie turque, les Chinois semblent offrir une solution. Indifférents à la nature des régimes, Turcs et Chinois partagent le même réalisme. Au débouché de l’Orient et de l’Occident, la Turquie deviendrait le déversoir naturel des « nouvelles routes de la soie ». Un problème subsiste : le sort des Ouïghours. Alors qu’Erdogan se veut le porte-­voix des musulmans opprimés, il hésite sur le Xinjiang. Enfin, il s’agit d’une relation asymétrique. Si la Chine est le deuxième partenaire commercial d’Ankara, les Turcs sombrent dans les profondeurs du classement chinois. Le glissement vers l’Eurasie d’Ankara se répercute jusqu’en Asie centrale.

Longtemps regardée avec suspicion, la Turquie a enclenché depuis 2016 un nouveau cycle. Les bonnes relations entre Erdogan et Poutine encouragent les hommes forts de ces États à faire de même et réciproquement.

Si l’on tend à se focaliser sur la portion méditerranéenne de la Mavi Vatan, cette dernière se déploie également en mer Noire. Quelle est la vision turque de cet « étranger proche » ?

Première véritable doctrine navale turque, la Mavi Vatan (« Patrie bleue ») emboîte deux objectifs : la maritimisation du pays et sa projection sur les flots. Les amiraux à l’origine de cette théorie partent d’un constat simple : entourée de trois côtés par la mer, la Turquie n’a jamais exploité son potentiel géographique. En plus d’être la première ligne de défense du pays, les eaux côtières recèleraient d’inépuisables ressources gazières. La plupart des États riverains de la Méditerranée orientale (Liban, Israël, Égypte, Chypre) ont déjà défini leurs Zones économiques exclusives (ZEE) grâce à des accords bilatéraux ou tripartites. La Turquie doit donc exiger la part qui lui revient. Cette politique implique l’extension de sa ZEE, y compris au détriment des îles grecques qui enserrent le rivage anatolien. Une nouvelle fois, c’est le statu quo hérité du début du XXe siècle que la Turquie souhaite réviser.

En mer Noire, la ZEE a été délimitée à l’époque soviétique. Elle ne souffre d’aucune contestation. Seules marines d’envergure, la turque et la russe ont scellé de facto un condominium. L’intervention de Moscou en Géorgie (2008), l’annexion de la Crimée (2014), le sort des Tatars turcophones de la presqu’île laissent la Turquie indifférente. Erdogan garde en tête un fait simple : 60 % du gaz et 40 % du pétrole turcs arrivent de Russie. Outre ces raisons économiques s’est nouée une collusion compétitive. Turcs et Russes partagent le même scepticisme quant aux grands canons universels, un attachement exclusif à leur souveraineté et une certaine propension à l’usage de la force.

Chaque heurt entre Ankara et Moscou génère un nouvel équilibre. En Syrie, les Russes offrent aux Turcs une zone d’influence que les Occidentaux rechignaient à accorder. En Méditerranée orientale, Moscou fait preuve d’une bienveillante neutralité. Dans le Caucase, un duopole turco-­russe a écarté le groupe de Minsk. Américains et Européens n’ont plus voix au chapitre sur le Karabagh. En Libye, les deux pays soutiennent des camps différents, mais déterminent cessez-­le-feu et discussions. Poutine et Erdogan jugent inévitables les frictions qu’entraînent ces ajustements ; elles ne seraient que la juste rançon d’une politique réaliste.

Propos recueillis par Joseph Henrotin, le 7 mars 2021.

Légende de la photo en première page : Défilé de marins en uniforme d’apparat à Izmir le 29 octobre 2019, pour la fête nationale turque. (© Arda Savasciogulari/Shutterstock)

Article paru dans la revue DSI hors-série n°77, « Numéro spécial Turquie  », Avril – Mai 2021.

À propos de l'auteur

Tancrède Josseran

Attaché de recherche à l’Institut de stratégie comparée  (ISC); auteur de La nouvelle puissance turque : L’adieu à Mustapha Kemal (Ellipses, 2010)

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