Magazine Moyen-Orient

Iran : vers un « après - Covid-19 » ?

Que faisait le Guide suprême entre-temps ? Ali Khamenei (depuis 1989) endossait certes les limitations par le gouvernement de la fréquentation des mosquées, des sanctuaires et même des cimetières – lieu important de la sociabilité religieuse chiite, tant féminine que masculine –, prenant soin de borner son domaine réservé et d’apparaître sinon comme un contre-­pouvoir, du moins comme un recours. On l’entendit ainsi défendre l’intériorisation du rituel, voire le « lien par l’image » entre croyants et lieux sacrés, via la télévision publique et les médias sociaux – option reprise par les grands sanctuaires chiites, avant que les pèlerinages reprennent au début de l’été. La bride était cependant laissée aux gardiens de ces derniers pour obtenir l’abrègement des mesures de fermeture, de cimetières notamment.

Diversités régionales et locales

C’est à une autre échelle toutefois, régionale et locale, rarement prise en compte par les observateurs extérieurs de l’Iran, que s’exprimaient de manière plus ouverte la diversité de la société iranienne et les tensions qui parcourent le clergé tant chiite majoritaire que sunnite minoritaire, même après le virage à droite du Majles en février 2020. L’un de ces clivages oppose un nombre limité d’institutions religieuses hégémoniques, d’une part, à l’imamat local et régional, voire ethnique, d’autre part, ce dernier étant soumis à des pressions très différentes d’une région à une autre, parfois d’un district à un autre, du fait d’une grande variété de situations socio-­économiques – ainsi que de la progression de courants religieux plus ou moins radicaux, parmi lesquelles plusieurs courants frères-musulmans et diverses formes de salafisme, avec lesquels doivent composer les imams, dans leur rôle compliqué de contestataires garants de l’ordre.

Le dénuement de nombre d’anciennes périphéries « tribales » comme de maintes zones rurales du Plateau central, sans oublier les faubourgs populaires des métropoles du pays, contraste de plus en plus avec le luxe tapageur, digne d’une monarchie du Golfe, des quartiers nord de Téhéran. Dans ces nombreuses zones délaissées, quantité d’imams, prenant à cœur leur rôle de notables locaux, ont souvent relayé les revendications des innombrables grèves (plus de neuf cents à l’échelle nationale, certaines années) et manifestations qui auront marqué, dès 2013, la présidence Rohani. Certes, leurs positions peuvent varier du tout au tout d’une région, voire d’un lieu, à l’autre, selon le contexte socio-économique, mais elles se rejoignent souvent pour mettre en cause l’influence acquise partout par les Gardiens de la révolution, dont il arrive que l’hégémonie soit dénoncée comme une forme de « colonisation » : un paradoxe pour une république « islamique » censée avoir débarrassé le pays de ce genre de domination (4).

La crise du coronavirus n’a pas fait exception, même si les répressions souvent brutales de ces dernières années ont exercé une influence profonde sur les comportements publics – et même si les changements de l’année 2020, dont l’accord sino-iranien se présente comme un futur point d’orgue, risquent de cantonner longtemps les voies alternatives dans l’infra-­politique. Allié de Hassan Rohani aux deux dernières présidentielles, Mowlana Abd al-Hamid Esmailzeyi, imam du vendredi de Zahedan, en terre baloutche sunnite, à la frontière pakistanaise, contestait encore en février le résultat des législatives, dont il exigeait même un recomptage ; en mars, il présentait la diffusion de la Covid-19 comme un avertissement divin contre la corruption de l’ensemble du système. Dès avril cependant, il se contentait déjà de suggérer à Hassan Rohani de classer en rouge des territoires sud du pays, par mesure préventive, en limitant de manière générale les déplacements entre régions.

La crise de la Covid-19, simple péripétie ?

De ce point de vue, sans doute la séquence chronologique ouverte en Iran par la crise de la Covid-19 puis close, dès la fin du printemps, par un énième tournant sécuritaire est-elle en soi porteuse d’enseignements. Et sans doute convient-il de tempérer l’impact qu’aura, à court terme en tout cas, la pandémie sur la société politique iranienne, en dépit même de la rapidité et de l’ampleur exceptionnelles qu’a connues sa diffusion dans le pays et du choc qu’elles ont constitué pour l’ensemble de la population, jusque dans les régions les plus reculées. La faute, sans doute, à un contexte national et international qui limitait la marge d’action tant du gouvernement lui-même que de relais d’opinion au fort ancrage local qui, depuis les origines de la République islamique, se sont fait les champions d’une grande diversité de causes, voire d’intérêts communautaires et régionaux – certains, comme Mowlana Abd al-Hamid Esmailzeyi, parvenant même à acquérir un pouvoir tribunitien à l’échelle nationale depuis l’arrivée d’Internet puis des réseaux sociaux, et à jouer un rôle de vote catchers reconnus comme tels.

Pourtant, même si elle peut apparaître comme une énième péripétie sans suite de l’histoire récente de l’Iran, la crise de la Covid-19 a mis au jour des évolutions paradoxales de la République islamique dans son ensemble, qu’il devrait être intéressant d’observer de manière symétrique. Certes, l’état-major des Gardiens de la révolution est plus que jamais à la manœuvre, au lendemain de l’importante relève de générations induite par son opération « Changement de structure » de l’été 2019. Qui plus est, le nouveau Majles est présidé depuis le 28 mai 2020 par une figure des Gardiens, le général Mohammad-Baqer Qalibaf, connu pour son approche exclusivement sécuritaire des mouvements sociaux. Tentant de son côté de conserver une position axiale qui préserve ses chances de succéder un jour à Ali Khamenei comme Guide suprême de la République islamique, Hassan Rohani s’est employé à reprendre l’initiative par l’annonce en plusieurs temps de l’accord sino-iranien en gestation.

La crise, cependant, a permis à nombre d’acteurs autonomes de faire porter leur voix, parmi lesquels quelques agences publiques, refuges d’une intelligentsia laïque souvent issue de l’université et de la recherche. Au sein de ces institutions (comme au Croissant rouge depuis la fin 2017), cette intelligentsia entend réimposer une culture du bien public fondée sur des ensembles coordonnés de savoirs technologiques enrichis par un recours croissant aux sciences sociales. Bien sûr, son influence demeure restreinte malgré la brève permutation des hiérarchies qu’a permise le primat conquis, un temps, par le ministère de la Santé. Elle a joué, cependant, un rôle certain dans la réinvention d’une culture du bien public, dans un État marqué par une décennie de scandales politico-financiers. Le débat qu’elle a alimenté, à la fin de l’été, sur une rentrée des classes virtuelle montre sa capacité à profiter des circonstances pour promouvoir des idées comme l’accès pour tous à Internet. Cette intelligentsia a par ailleurs influé sur la sécularisation des débats du printemps et de l’été 2020 – trouvant parfois un allié de poids, même s’il était inattendu, dans l’imamat, institution en plein renouveau et que les mouvements sociaux de la décennie écoulée, suivis de la crise de la Covid-19, auront contribué à remettre au centre de l’échiquier politico-religieux. L’inconnue qui demeure est la place qu’elle peut ambitionner de conserver dans le contexte militaire et policier qui serait celui d’un type de rapprochement avec Pékin, vu par beaucoup à Téhéran comme une inféodation de l’Iran à la République populaire.

À propos de l'auteur

Stéphane A. Dudoignon

Directeur de recherche au CNRS, Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (GSRL) ; auteur de Les Gardiens de la révolution islamique d’Iran : sociologie d’une milice d’État (CNRS Éditions, à paraître en 2021)

0
Votre panier