Lorsque l’on parle d’opérations d’influence, un autre concept chinois demeure incontournable, celui de Front uni. Le terme renvoie d’abord à l’alliance forgée par les communistes et les nationalistes pour affronter l’ennemi commun japonais durant la Seconde Guerre mondiale ; mais le Front uni ne se limite pas à cette coalition, ni même à celles construites avec des forces non communistes afin de conquérir le pouvoir et faire advenir la révolution. Le Front uni consiste avant tout à « mobiliser les amis du Parti pour frapper ses ennemis » (Peter Mattis). Autrement dit, il s’agit de façonner les forces externes au Parti pour assurer sa pérennité. Élaboré à l’origine par Lénine dans son essai La maladie infantile du communisme (1920), le Front uni est l’une des trois « armes magiques » (fabao) théorisées par Mao Zedong en 1938, les deux autres étant la lutte armée et la construction du Parti. Il s’agit donc d’entraver l’émergence de toute menace qui pourrait peser sur le Parti. Ces stratégies de front uni se déploient par cercles concentriques d’abord en Chine, où il s’agit d’éviter la constitution d’une force sociale hors du Parti, puis au sein des diasporas — celles-ci sont vues d’abord comme une menace car maîtrisant la langue et les codes culturels chinois tout en ayant été exposées aux idées libérales, elles sont les plus susceptibles d’importer en Chine ces ferments d’instabilité. L’un des objectifs fondamentaux du Front uni va donc être de contrôler les récits sur la Chine, au sein de la diaspora avant d’agir au-delà.
Une dernière notion mérite d’être évoquée : celle de « mesures actives ». Ce n’est pas une expression chinoise mais soviétique. Les mesures actives (aktivnye meropriyatiya) étaient des opérations mises en œuvre par le Service A de la Première direction générale du KGB (ancêtre du SVR) afin d’exercer une influence sur la vie politique d’un pays ou sa politique étrangère, mais aussi de saper sa volonté, semer la discorde ou attiser les tensions existantes. Même si les services chinois ne semblent pas employer cette notion, leurs opérations d’influence puisent indéniablement dans le répertoire d’actions constitué par le KGB. C’est ce que révèle par exemple l’étude minutieuse des opérations mises en œuvre au début de la pandémie.
S’agit-il d’une stratégie de préservation, d’attaque ou de déstabilisation ?
L’objectif premier du PCC est naturellement la pérennisation du régime, le maintien de son monopole. Mais cette ambition ne doit pas être seulement appréhendée selon une logique interne. La politique étrangère, comme la politique de défense, sont également soumises à cet objectif. Les opérations menées parmi les diasporas font ainsi partie de cette stratégie de préservation du pouvoir. Elles prospèrent donc naturellement à l’étranger et accompagnent la montée en puissance de la Chine. Ces opérations, telles Protée, prennent toutefois des formes extrêmement variées : soutien financier à des hommes politiques prochinois (cf. le cas Sam Dastyari en Australie), prise de contrôle des médias sinophones partout dans le monde, création de faux-nez et de trolls sur les réseaux sociaux, mise en œuvre de campagnes d’astroturfing [faux mouvements citoyens spontanés], création d’ONG internationales orientées contre les intérêts américains (No Cold War), sanctions économiques contre les entreprises et les États (NBA, H&M), « diplomatie des otages » (Michael Kovrig et Michael Spavor), efforts pour façonner les études chinoises, intimidation contre les chercheurs et journalistes (1), etc.
Ce qu’il faut comprendre, c’est que l’obsession de la préservation de son monopole conduit progressivement le Parti à une ambition révisionniste sur la scène internationale.
C’est le sens, il me semble, de deux des leitmotivs du Parti : « la communauté de destin pour l’humanité » (renlei mingyun gongtongti) et la « solution chinoise » (zhongguo fang’an). Cette communauté, que la Chine appelle de ses vœux, n’est rien d’autre qu’un système international plus conforme aux normes, valeurs et institutions chinoises. Cette ambition passe donc aussi naturellement par des campagnes de délégitimation de l’idée démocratique particulièrement observables durant le pic de l’épidémie. Les démocraties libérales étaient alors présentées comme incapables, du fait de la nature de leur régime politique, d’assumer la gestion sanitaire de l’épidémie.
Dans quelle mesure les outils de guerre informationnelle ont-ils été utiles à Pékin dans le contexte de pandémie mondiale, alors que l’image de la Chine a été sérieusement écornée ?
Depuis un an et demi, on assiste à un effondrement de l’image de la Chine. Elle est de plus en plus mal perçue, non seulement en Occident mais aussi presque partout dans le monde, y compris dans sa périphérie. En Corée, où elle jouissait pourtant jusqu’à peu d’une très bonne image, le niveau de mécontentement atteint 75 % selon des études récentes. Cette image s’est dégradée du fait de sa gestion de la crise mais aussi en raison de sa nouvelle diplomatie des « loups guerriers » qui relève d’une posture plus coercitive. En somme, si la Chine a obtenu quelques succès locaux, comme en Serbie, c’est globalement un échec sur la scène internationale. Je serais toutefois plus réservé sur les diasporas, où les récits véhiculés par le Parti semblent mieux reçus.
Récemment, CGTN — la chaîne de télévision d’État chinoise autorisée à diffuser en français — a diffusé sur son site des articles d’une journaliste française ayant voyagé au Xinjiang et qui démentait les accusations de travail forcé des Ouïghours (2). Par quels biais intervient la stratégie chinoise ?
Les opérations d’influence chinoises sont menées par une multitude d’acteurs dont font partie les médias officiels tels CGTN. L’élaboration et la mise en œuvre de ces politiques, à l’instar de toute politique publique en Chine, s’accompagnent souvent de redondances, de compétitions et d’incohérences bureaucratiques, chaque agence poursuivant son propre agenda. Il faut donc impérativement se déprendre de la représentation d’une Chine comme un bloc monolithique à l’efficacité administrative exceptionnelle. Le pouvoir est souvent contraint à de multiples compromis pour faire avancer ses projets et peine à coordonner son action.
Les acteurs d’opérations d’influence relèvent des trois piliers du régime que sont le PCC, l’État et l’armée, auxquels s’ajoutent des entreprises. Trois départements du comité central du PCC jouent ainsi un rôle direct en matière d’influence : le département du Travail de Front uni dont j’ai évoqué la mission, le département de la Propagande et le département des Liaisons internationales. À l’origine, ce dernier était chargé des relations de parti à parti avec le monde communiste, mais assume désormais une diplomatie parallèle avec l’ensemble des partis politiques. À la marge du Parti, il faut également citer la Ligue de la Jeunesse communiste (LJC), une organisation de masse comptant plus de 80 millions de membres âgés de 14 à 28 ans. Jouant traditionnellement le rôle de réservoir de talents et d’armée de réserve du Parti, la LJC mène désormais des opérations d’influence et de désinformation à l’étranger. Du côté de l’État, plusieurs acteurs participent également aux opérations d’influence. On peut mentionner bien sûr les deux services de renseignement : le ministère de la Sécurité d’État (guo’anbu) et le ministère de la Sécurité publique (gong’anbu), mais aussi par exemple le Bureau des Affaires taïwanaises, investi dans la lutte informationnelle en direction de l’île. L’armée, quant à elle, dispose de plusieurs unités engagées dans les opérations d’influence dont la base 311 (unité 61716) de Fuzhou, en face de Taïwan, spécialisée dans l’application de la doctrine des « Trois guerres ». Ajoutons enfin un certain nombre d’acteurs privés qui viennent soutenir la politique informationnelle du pouvoir, tels Huawei ou GTCom (3).
Quels sont les leviers d’action de ces acteurs ?
Le répertoire d’actions est extrêmement large mais peut être scindé en deux grandes catégories. Une première série de moyens repose sur la séduction. Il s’agit en l’espèce de construire une image positive de la Chine susceptible de séduire à l’étranger. Cette stratégie passe d’abord par une mise en récit méliorative des réussites passées ou présentes de la Chine. Le Parti met ainsi en avant la tradition (la figure de Confucius, la médecine traditionnelle), le supposé modèle chinois, sa bienveillance (voir les campagnes en Asie du bâtiment hôpital de la marine Peace Ark) ou encore sa puissance (scientifique, culturelle, technologique, sportive, etc.). Cette stratégie poursuit également l’ambition de démonétiser les « images erronées » de la Chine comme celle de la « menace chinoise » (China threat theory).