« Vaincre des forces nationales dans une bataille conventionnelle n’est pas la tâche du XXIe siècle. D’étranges missions visant à annihiler des menaces transnationales ou à reconstruire des États sont à l’ordre du jour, mais nous ne nous y sommes pas encore adaptés. (1) » Ce jugement du général américain Anthony Zinni, positionné à l’échelle du siècle, ne date que de 2004. En 2020 pourtant, bien des analystes le jugent déjà périmé.
Ce qui est désormais redouté (à raison) par les planificateurs militaires et les analystes politiques est bien le conflit armé entre acteurs militairement majeurs des relations internationales. C’est-à-dire entre États dotés de moyens offensifs et défensifs appartenant au haut du spectre capacitaire (armées de terre plus robustes dotées de moyens de frappe à distance, aviation de combat de 4e ou de 5e génération, forces navales sous-marines et de haute mer, missiles à longue portée sol-sol, mer-sol et sol-air, armes hypersoniques, moyens spatiaux autonomes).
Dans ce contexte, un spectre familier semble donc revenir hanter les relations internationales. La guerre, manifestation paroxystique de power politics longtemps considérées comme révolues, serait « de retour », selon une expression devenue omniprésente dans le débat public. Ce terme de guerre ne désignerait plus les nouvelles conflictualités décrites durant la période 2001-2014 sous la forme d’opérations dites « irrégulières » ou de basse intensité. L’affrontement des « États-puissances », qu’ils soient de rang mondial ou régional, les remplacerait. Et leurs collisions violentes pourraient se dérouler sous la forme d’engagements conventionnels de haute intensité, au-dessous ou à proximité de la voûte nucléaire.
Tout cela est-il foncièrement inédit ? Il peut être trompeur de réserver l’emploi du qualificatif « majeur » à l’éclatement de « nouveaux » conflits entre acteurs étatiques, en se focalisant sur l’amplitude des chocs opératifs qui les caractériseraient (notion de « guerre de haute intensité »). L’actualité internationale suggère de ce point de vue qu’un découplage simultané est en réalité à l’œuvre. D’une part, l’extension des guerres majeures comportant des séquences opérationnelles de haute intensité entre puissances étatiques mondiales ou régionales – c’est-à‑dire des guerres « classiques », attritionnelles et réputées coûteuses en termes de munitions consommées, de morts et d’usure des matériels – redevient effectivement probable. Dans le même temps, on constate (au Sahel, en Afghanistan, en Libye, au Yémen) que l’extinction des guerres « mineures », hier encore réputées « nouvelles », « asymétriques » ou « limitées », paraît au contraire improbable. Ces « petites guerres » qui se prolongent engendrent des coûts exponentiels sur la durée : si elles se font à bas bruit, elles ne se défont pas à bas coût. Une probabilité renouvelée de déclenchement de guerres majeures accompagne ainsi une improbabilité prolongée de terminaison de guerres dites mineures, c’est-à‑dire de la forme de conflit ayant retenu l’attention des spécialistes des relations internationales au cours de la période 1990‑2010.
C’est précisément ce phénomène de découplage, que l’on pourrait définir comme une stagflation stratégique, qui met en évidence la faille de la doxa stratégique post-11 Septembre. La vision du général Zinni, rappelée plus haut, résume bien cette dernière : elle consistait à subordonner toute réflexion militaire prospective à une évolution linéaire fondée sur la « fin des guerres majeures ». Or, le temps s’écoulant sans départager de manière probante les parties impliquées, il faut bien constater que certaines guerres dites « limitées » dans leurs objectifs deviennent des opérations illimitées temporellement, avec des coûts budgétaires inflationnistes, lorsqu’elles sont prolongées sans objectif politique réaliste. Sous cet angle, ne serait-il pas justifié de les considérer comme « majeures » ? Labellisées comme opérations de « basse » ou de « moyenne » intensité en raison d’une dissymétrie importante des moyens militaires mis en œuvre par les adversaires en présence, elles connaissent en réalité des épisodes de haute intensité de plus en plus fréquents, y compris contre des organisations subétatiques. Ces dernières finissent, au fil du temps, par tirer avantage d’une prolifération technologique grandissante pour utiliser des matériels et des modes d’action dignes de puissances classiques, augmentant leur capacité de résistance et leur pouvoir de destruction sur un mode hybride.
Coûts budgétaires inflationnistes, coûts humains catastrophiques : il est temps de reconnaître que bien des guerres considérées depuis 1991 comme « mineures » n’étaient en réalité, à bien des égards, que des guerres majeures qui n’avaient pas été reconnues comme telles. La raison principale de cette erreur renvoie à la dichotomie discutable établie par certains théoriciens entre « anciens » et « nouveaux » conflits. Ces auteurs avaient pris soin – souvent a posteriori – de préciser que les « nouvelles guerres » ne constituaient pas une catégorie empirique, mais une manière, écrivaient-ils, « […] d’élucider la logique des guerres contemporaines (2) ». Il est pourtant possible d’admettre, au vu du déroulement de l’ensemble des conflits armés post-guerre froide, que cette opposition téléologique a surtout abouti à masquer la nature fonctionnellement unitaire de la majorité des conflits armés contemporains, quelle que soit la forme particulière que pouvaient prendre ces derniers.
Les erreurs d’analyse dérivées de ces fausses dichotomies seront encore payées longtemps. Les États ne sont pas « en retraite » : ils n’ont en réalité jamais quitté la scène stratégique et ses conflits, qu’ils s’y impliquent directement ou indirectement. L’intérêt national, la puissance (qui ne doit pas être confondue avec la force) ne sont pas des concepts vides. En matière stratégique, c’est-à‑dire en termes de dialectique des intelligences et des volontés utilisant la force pour régler leur conflit, il n’y a pas, il n’y a jamais eu de guerres « mineures ». Un mort est un mort. Et il faut sans doute réapprendre que la politique ne se divise pas.
Notes
(1) Antony Zinni et al., Battle Ready, Putnam, New York, 2004, p. 424.
(2) Mary Kaldor « In Defense of New Wars », Stability, vol. 2, no 1, 2013, p. 1.
Légende de la photo ci-dessus : Un jeune Yéménite passe à côté d’un blindé détruit à Taif, en décembre 2016. (© Akramalrasny/Shutterstock)