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Le lobby saoudien : comment vendre un pays invendable ?

Le 12 septembre 2001, le lendemain des attentats ayant touché les États-Unis, l’entreprise de relations publiques américaine Qorvis se rapproche de l’Arabie et lui propose ses services. Elle parvient à agir auprès du Congrès et les 28 pages du rapport d’enquête sur la responsabilité des Saoudiens à Washington seront censurées par George W. Bush et classées secret défense. La logique du lobby saoudien n’est pas de faire parler de l’Arabie saoudite, mais au contraire d’éviter que l’on parle d’elle. Il y a ainsi trois cibles sociologiques. Le premier cercle est celui des décideurs politiques. Lorsque l’un d’eux se rend en Arabie, il en revient avec une lettre d’intention (Valls, Trump), dans laquelle Riyad s’engage à discuter d’un certain nombre de contrats. Mais cela reste un contrat de façade pour justifier l’utilité de tels voyages. Le deuxième cercle est celui des hommes d’affaires. Ceux-là se rencontrent au Davos du désert, et, invités par un conseiller du Prince, semblent goûter à l’intimité de ce pouvoir si mystérieux. Prenons l’exemple du projet de ville technologique Neom, dont le montant doit s’élever à près de 500 milliards de dollars : l’opportunité d’en obtenir un contrat empêche toute critique. Or, si l’on observe l’ensemble des projets de tech cities lancés par l’Arabie saoudite ces dernières années, aucun n’a encore abouti, et ce pour une raison simple : les PME ne peuvent se risquer à être jugées devant une cour de justice de la charia ou à engager un sponsor qui rendra 51 % du capital. Ainsi, seules de grandes entreprises peuvent investir, car elles ont les moyens d’amortir les dépenses du système. Enfin, la troisième cible sociologique est constituée des responsables des communautés musulmanes à l’étranger, qui contribuent à faire croire que critiquer l’Arabie saoudite, c’est critiquer l’Islam. Pour cela, le levier le plus utilisé est celui de la délivrance de visas pour le pèlerinage aux lieux sacrés. Les agences de voyages dont le produit phare consiste en ce type de séjours éviteront toute remarque sur la monarchie. Notons par exemple que le CFCM, le Conseil français du culte musulman, n’a jamais émis de communiqué à propos de la guerre au Yémen.

Cette arborescence se développe donc autour de l’Arabie saoudite et des cinq sociétés de relations publiques majeures : les deux françaises Publicis et Havas, et les trois américaines Interpublic, WPP et Omnicomm, qui elles-mêmes contractent avec des sous-traitants et autres filiales de façon que les cibles sociologiques n’aient pas l’impression d’être instrumentalisées par le pouvoir saoudien. Qorvis a ainsi été rachetée par Publicis en 2012, ce qui permet à cette dernière de déléguer les dossiers les plus gênants sans être impliquée. Élisabeth Badinter, sa principale actionnaire, est pourtant une fervente défenseure de la laïcité et de l’interdiction du voile. Le système semble ainsi plutôt bien fonctionner.

Vous expliquez que les sociétés de relations publiques « ne quitteront le navire que lorsqu’il sombrera ». Pourquoi, malgré sa cruauté avérée, les agences de relations publiques dont vous parlez (Omnicom, Havas, Publicis, WPP, Interpublic), continuent-elles de travailler avec ce régime ?

L’arborescence complexe qui a été créée permet difficilement de remonter jusqu’à ces sociétés. L’affaire Khashoggi en est un exemple typique. Bien que la CIA ait démontré la liaison avec Mohammed ben Salmane, aucune société n’a remis en cause son contrat. On s’aperçoit donc que le lien contractuel doit être tellement juteux que, même dans un cas tel que celui-ci, les entreprises ne sont pas prêtes à y renoncer.

Quel est le degré de dépendance de l’Arabie saoudite aux agences de relations publiques qu’elle emploie ?

Il est difficile de répondre à cette question en termes de degré de dépendance. Aujourd’hui, si la communication relève en effet de ces sociétés, il existe malgré tout quelques initiatives différenciées. Il s’agit par exemple du tourisme. Ces actions relativement limitées ont pour but de banaliser l’image de l’Arabie saoudite. Cependant, il faut pour cela disposer d’infrastructures, d’hôtels ouverts… Les entreprises de communication quant à elles restent toutefois chargées de la communication officielle.

La perte de contrats avec ces agences de relations publiques est-elle imaginable ? Et quelles en seraient alors les conséquences ?

Il existe peu d’informations sur le degré de dépendance de chaque agence avec le royaume et celles-ci ne sont évidemment pas prêtes à en donner et n’ont pas répondu à nos demandes d’interview. Mme Badinter a par exemple été interpellée plusieurs fois à ce sujet. Notons toutefois que des efforts pourraient être réalisés en France. Prenons l’exemple du Congrès américain ou du Parlement européen. Tous deux tiennent à jour un répertoire des lobbies, c’est-à-dire que ces derniers ont pour obligations de déclarer leurs contrats et leurs commanditaires. Il n’existe rien de la sorte en France. La raison est à chercher dans la Constitution même de notre Ve République. Imaginée par Charles de Gaulle, elle cherchait à éviter les interventions parlementaires de la IVe République. Ainsi, la Constitution de la Ve République a tout simplement fait de l’élu local un élu national, c’est-à-dire porteur des valeurs de l’ensemble de la nation. Les lobbies n’existent donc ni constitutionnellement, ni juridiquement. Derrière cette hypocrisie, l’action de ces derniers reste donc très floue, voire inconnue. Si les lobbies pharmaceutiques ou agroalimentaires sont régulièrement mis en avant, les lobbies étrangers sont pourtant aussi importants.

À propos de l'auteur

Pierre Conesa

Agrégé d'histoire et ancien élève de l'ENA, ancien membre du Comité de réflexion stratégique du ministère de la Défense. Auteur de Dr Saoud et Mr Djihad : la diplomatie religieuse de l’Arabie saoudite (Robert Laffont, 2016) et de Le Lobby saoudien en France : comment vendre un pays invendable (Denoël, 2021).

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