Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

Recep Tayyip Erdoğan et l’AKP, vingt ans après…

C’est l’époque de la « politique du zéro problème avec nos voisins » d’Ahmet Davutoğlu. Bien sûr, le chef de la diplomatie turque d’alors se défend de tout changement diplomatique substantiel, mais son pays s’affirme en tant que puissance régionale, ses relations avec l’UE deviennent orageuses, provoquant l’enlisement de sa candidature, et ses liens avec Israël se détériorent dangereusement (4). Pourtant, lorsque les printemps arabes commencent, la Turquie n’en est pas moins présentée comme un modèle aux sociétés arabes à la recherche de solutions de développement économique et politique.

La présidentialisation et la rigidification du « modèle turc »

Le « modèle turc » de l’AKP a cependant déjà perdu de son exemplarité. Venu de la périphérie pour contester l’ordre établi, il a désormais mieux en main le pouvoir d’État, soutenant l’armée lorsqu’elle bombarde les Kurdes (affaire d’Uludere en 2011) ou s’en remettant à la répression plus qu’au dialogue lorsqu’éclatent les événements de Gezi, ce mouvement de contestation parti de la place Taksim à Istanbul, qui ébranle le pays en mai-juin 2013. Dans ce contexte de rigidification qui commence à affecter la liberté de la presse (arrestation des journalistes Nedim Şener et Ahmet Şık en 2011-2012), l’heure n’est plus à l’approfondissement de l’État de droit, qui avait marqué les premières réformes de l’AKP au pouvoir, mais à la concentration de compétences de plus en plus nombreuses dans les mains de l’exécutif. En 2014, l’accession de Recep Tayyip Erdoğan à la présidence de la République, lors de la première élection d’un chef de l’État au suffrage universel, conforte cette tendance et libère une parole gouvernementale qui n’hésite plus à mettre ouvertement en cause les réformes de sécularisation, ou à opposer à l’égalité homme-femme la thèse de la complémentarité. De fait, le régime parlementaire se présidentialise, et en 2015, l’exécutif de plus en plus sûr de lui, met un terme aux processus successifs qui avaient tenté de trouver une solution politique à la question kurde. Sur le plan international, la complexification de la crise syrienne brouille la Turquie avec ses alliés occidentaux parce que, bien qu’hostiles au régime syrien comme Ankara, ils soutiennent les Kurdes, notamment pour contrer l’offensive de Daech.

Dès lors, le torchon brûle entre la Turquie d’Erdoğan et l’Amérique d’Obama. Le coup d’État manqué du 15 juillet 2016 achève de convaincre le président turc que les États-Unis veulent sa perte. Washington refuse en effet d’extrader Fethullah Gülen, qui est considéré comme le cerveau du complot. Ankara se montre sensible aux avances de Moscou et de Téhéran, initiant avec eux en Syrie le processus d’Astana, qui marginalise les Occidentaux dans la gestion de la crise. Alors que les YPG sont en train de l’emporter sur Daech et de s’installer solidement dans le Nord-Est de la Syrie, la Turquie peut ainsi contenir ces succès kurdes par une série d’interventions militaires (2016, 2018, 2019, 2020), qui lui permettent, à son tour, de contrôler une longue bande transfrontalière sur les rives occidentale et orientale de l’Euphrate. Sur le plan intérieur, le régime connait une nouvelle mue, aux accents nationalistes très prononcés, cette fois, puisqu’il fait alliance avec le MHP, la formation d’extrême droite de Devlet Bahçeli. Cela lui permet d’obtenir l’appui du Parlement pour organiser, en avril 2017, un référendum constitutionnel qui dote la Turquie d’un régime présidentiel autoritaire. Justifiées par la tentative de coup d’État, des purges sans précédent affectent non seulement l’institution militaire mais la plupart des grandes administrations, les universités et la société civile (voir encadré ci-contre).

Tandis que le parti au pouvoir contrôle désormais les médias les plus importants, la disparition du Premier ministre et du gouvernement parlementaire voit le placement d’un nombre majeur d’instances influentes (direction des affaires religieuses, services de renseignement, direction de l’industrie de l’armement…) sous l’autorité directe de la présidence, désormais au cœur du système.

<strong>Les purges après le coup d’État de 2016 en Turquie</strong>

Un mandat 2018-2023 à hauts risques

Le succès de l’AKP aux élections présidentielles et législatives anticipées de juin 2018 ouvre à Recep Tayyip Erdoğan un nouveau mandat dont l’échéance en 2023 coïncidera avec la célébration du centenaire de la fondation de la République. Celui qui, dans ses discours, se plait à associer à ce rendez-vous emblématique, d’autres dates symboliques comme 2053 (600e anniversaire de la prise de Constantinople par les Ottomans) et 2071 (millénaire de la victoire des Turcs seljoukides sur les Byzantins à Manzikert) semble s’être engagé dans une lutte éternelle pour la conservation du pouvoir. Or, les élections municipales de 2019, qui ont vu l’AKP perdre les plus grandes villes du pays, notamment Ankara et Istanbul (5), ont montré à quel point cette perspective était devenue incertaine. En effet, l’électorat néo-urbain, qui avait porté Erdoğan au pouvoir il y a vingt ans, semble aujourd’hui lui faire parfois défaut. En cause, l’usure du pouvoir sans doute, mais aussi et surtout la fragilité révélée (hausse de l’inflation, défiance des investisseurs, faiblesse de la monnaie nationale) d’une économie turque qui avait longtemps été l’atout maître de l’AKP. La pandémie, moins bien gérée lors des deuxième et troisième vagues que lors de la première, a aggravé encore cette situation délicate et obligé le président turc à revenir à des fondamentaux impopulaires qui lui déplaisent (maintien notamment de taux d’intérêt élevés), à se défaire de Berat Albayrak, son gendre, dont il avait fait son ministre des Finances, et à limoger par deux fois en moins de 6 mois le gouverneur de sa Banque centrale.

À cela s’ajoute une série de phénomènes qui minent l’image du parti au pouvoir :

• La situation migratoire alimente une hostilité croissante à l’égard du gouvernement. La Turquie a accueilli près de 4 millions de réfugiés syriens dont il est probable que la plus grande partie ne retournera jamais dans son pays d’origine. Outre son coût pour le pays (évalué à plus de 40 milliards de dollars par les autorités turques), cet accueil, qui a ravivé des phénomènes que l’on croyait en déclin (travail au noir, travail des enfants), affecte parfois de manière sensible les équilibres démographiques de certaines zones (6). Cette situation est souvent associée par l’opinion publique à une politique gouvernementale en Syrie, jugée imprudente.

• Les questions environnementales ont gagné de l’audience dans ce pays. La Turquie est notamment particulièrement touchée par les conséquences du réchauffement climatique (assèchement des lacs et des étangs, apparition de gouffres provoqués par l’attrition des nappes phréatiques, fréquence des pluies torrentielles, pollutions marine et atmosphérique…). La nécessité de prendre les mesures de précaution qui s’imposent entre toutefois en conflit avec la poursuite d’une politique de grands travaux (ponts sur les détroits et les golfes, autoroutes…) par laquelle le régime entend faire état de sa puissance. À cet égard, le lancement récent du chantier de « Kanal Istanbul », alors même que la mer de Marmara connait un phénomène de pollution sans précédent (morve de mer) que les autorités peinent à enrayer, est particulièrement significatif de cette contradiction et peut nourrir un ressentiment des populations.

• La situation des femmes constitue un sujet de contestation ambiante dans ce pays. Alors même que l’implication des Turques sur le marché du travail reste singulièrement faible (34 %, contre 63 % en moyenne dans l’OCDE) dans un pays qui doit pourtant mobiliser sa population active pour poursuivre son développement, ce sont surtout les violences conjugales et l’augmentation ininterrompue des féminicides (300 en 2020 contre 121 en 2011) qui polarisent l’attention et les protestations. Dans ces conditions, la décision présidentielle en 2021 de se retirer de la convention d’Istanbul que la Turquie avait signée et ratifiée en 2011 fait débat. Les autorités turques ont argué de l’inefficacité du texte en question, en promettant de lui substituer des mesures nationales fortes, mais la raison de ce retrait est probablement à rechercher dans l’interdiction des discriminations liées à l’orientation sexuelle, qu’il contient, et que les religieux interprètent comme une promotion de l’homosexualité.

À la recherche d’un nouveau souffle sur les plans intérieur et international

En réalité, dans la perspective des prochaines élections (peut-être anticipées), Recep Tayyip Erdoğan espère pouvoir bénéficier des réflexes conservateurs et nationalistes d’un électorat qui a le plus souvent voté à droite, depuis l’instauration du pluralisme et d’élections libres dans ce pays. Mais les temps ont changé et il n’est pas sûr qu’il parvienne à séduire les nouveaux électeurs de ce qu’on appelle la génération Z (7), qui représenteront 12 % de l’électorat turc en 2023. La plupart d’entre eux n’ont que peu de sympathie pour des dirigeants qu’ils ont toujours connus au pouvoir, et dont l’image est de surcroît actuellement atteinte par « l’affaire Sedat Peker ». Depuis le printemps 2021, ce mafieux en exil aux Émirats apparaît goguenard sur YouTube dans des vidéos qui deviennent rapidement virales, dénonçant la corruption du système, en s’en prenant à des personnalités anciennes déjà suspectés. C’est le cas de Mehmet Ağar (chef de la police d’Istanbul et plusieurs fois ministre, dans les années 1990), de l’actuel ministre de l’Intérieur, Süleyman Soylu, mais aussi d’un neveu du président de la République.

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