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Inde : une puissance agricole à la croisée des chemins

En 2020, l’Inde est le premier producteur mondial de légumineuses (lentilles, haricots, pois), le deuxième de riz, de blé, de légumes, de fruits et de canne à sucre. Elle est aussi le second producteur de coton, de produits de la mer et aquacoles (grâce à ses 7 500 kilomètres de littoral). Cette productivité agricole lui permet d’exporter des denrées alimentaires constitutives de la sécurité alimentaire mondiale. Toutefois, la présence des produits indiens sur les marchés internationaux dépend avant tout des quantités produites sur le territoire ; or celles-ci varient considérablement d’une année à l’autre. L’Inde est l’un des trois grands exportateurs de riz avec la Thaïlande et le Vietnam. Elle assurait un quart des exportations mondiales de cette céréale en 2018, principalement destinées au Moyen-Orient et à l’Afrique. Le pays est aussi un acteur majeur dans le secteur du coton qui sert l’industrie textile domestique, bangladaise et chinoise. Premier exportateur mondial de coton en 2014, il a depuis été dépassé par les États-Unis.

Moins tourné vers l’exportation, le cheptel bovin indien est le plus important au monde (300 millions de têtes) alors que 20 à 30 % de la population est végétarienne. Il n’est cependant pas élevé pour sa viande, mais pour son lait et pour aider aux tâches agricoles. La plupart des 150 millions d’éleveurs ne possèdent qu’une à cinq têtes (5), suivant un modèle peu rémunérateur, aux rendements faibles, ce qui n’empêche pas le pays d’être, depuis plus de vingt ans, le plus gros producteur de lait au monde (190 millions de tonnes en 2019, dont 80 millions pour le lait de vache). Mais dans ce pays où seuls 7 à 15 % de la population (principalement les minorités intouchables, musulmanes et chrétiennes) mangent du bœuf (6), il est bien difficile de trouver un débouché pour la viande de ce cheptel considérable qui, souvent, ne respecte pas les standards des marchés internationaux.

Une puissance agricole dans la mondialisation

Depuis le début des années 1990, l’Inde, pays-continent, s’efforce de devenir un acteur majeur du monde global et l’agriculture fait partie intégrante de cette stratégie. Elle est parvenue à contenir les pressions exercées par les institutions internationales pour la libéralisation des économies des pays en voie de développement, en invoquant la protection de ses paysans et, plus généralement, des paysans du Sud contre la concurrence de pays du Nord jugée déloyale et largement subventionnée. Au début des années 2000, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) a remis en cause les subventions accordées par l’Inde à son agriculture par le biais du programme de sécurité alimentaire. Cherchant l’adhésion de l’électorat paysan, le Bharatiya Janata Party (BJP), alors dans l’opposition au niveau fédéral, s’est dressé avec vigueur contre la position de l’OMC durant le cycle de Doha. En 2014, après la victoire du BJP aux élections législatives, son leader, Narendra Modi, devenu Premier ministre, refusera dans un premier temps de ratifier l’accord sur la « facilitation » des échanges (7) en raison d’un différend avec les États-Unis sur les subventions – un compromis sera finalement trouvé quelques mois plus tard, après des négociations avec le président Obama : en échange de l’approbation indienne sur cet accord, les États membres de l’OMC ont renoncé à utiliser le mécanisme de règlement des différends contre les stocks alimentaires indiens jusqu’en 2017.

La puissance agricole indienne est particulièrement scrutée par les grandes nations agricoles pour son marché national et pour ses capacités à exporter, voire à déstabiliser les marchés. Certes, dans les années à venir, avec la croissance démographique annoncée et l’émergence des classes moyennes, le régime alimentaire de la population pourrait se transformer, obligeant l’Inde à importer toujours plus de denrées agricoles. Les agriculteurs doivent donc avant tout produire pour le marché intérieur. Cependant, les marchés internationaux peuvent constituer des débouchés non négligeables en cas d’augmentation soudaine de la production. C’est notamment le cas sur le très étroit marché international du sucre, où l’Inde inquiète, car, en fonction des soutiens publics nationaux, sa production de canne à sucre peut augmenter de 50 % en l’espace de deux récoltes, faisant de l’export une nécessité. En 2018, alors que les aides indiennes aux industriels (pour payer la canne à sucre au prix fixé par le gouvernement) et à l’export ont totalisé près d’un milliard de dollars, la production indienne de sucre a dépassé 35 millions de tonnes, dont une partie s’est retrouvée sur le marché international, faisant chuter le prix du sucre roux et désavantageant le Brésil, qui réalise le tiers des exportations de cette denrée (8). Le Brésil, le Guatémala et l’Australie ont rapidement déposé une plainte à l’OMC contre l’Inde au motif qu’elle dépasserait les niveaux de soutien interne autorisés. Mais le gouvernement indien a défendu âprement ses agriculteurs, exposés à de multiples vulnérabilités et qui constituent pour lui, à l’instar des quelque 30 millions de planteurs de canne à sucre, un électorat déterminant. Plus généralement, New Delhi doit souvent composer entre les intérêts des industriels et ceux des agriculteurs pour éviter la contestation populaire.

Le savoir-faire et l’expertise agricole de l’Inde sont aussi des éléments de sa politique d’influence à l’international. Les entreprises indiennes investissent ainsi dans le foncier et l’agriculture, en particulier en Afrique et en Amérique du Sud. Environ 4,3 millions d’hectares à travers le monde sont loués et exploités par des compagnies indiennes. Ces dynamiques d’investissement sont largement critiquées comme des accaparements de terres et de l’agrocolonialisme par des Organisations non gouvernementales (ONG) et des mouvements altermondialistes indiens très actifs comme l’ONG Navdanya (« les neuf graines »).

L’Inde participe également à des programmes de coopération technique, notamment en Afrique, où elle propose d’ailleurs une aide alimentaire. Elle milite pour une coopération Sud-Sud avec le Brésil et l’Afrique du Sud et vise l’adhésion d’un nombre croissant de pays à cette posture, en particulier en vue d’obtenir l’élargissement du nombre de membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies.

Insécurités sociales et environnementales

En 2020, la population indienne est rurale à 68 % et l’agriculture représente environ 50 % des emplois, souvent précaires et peu attractifs pour les jeunes générations qui quittent la campagne pour la ville. Ces « migrants de l’intérieur » gardent pour certains un lien fort avec les mondes ruraux et, lorsque cela est nécessaire, repartent aider dans les champs. Le confinement lié à la pandémie de COVID-19 (du 24 mars au 31 mai) a durement rappelé ce lien essentiel. Très rapidement, entre 40 et 60 millions de travailleurs urbains (9) n’ayant pas de logement fixe, ni d’emploi stable, d’épargne ou de stocks alimentaires ont en effet cherché à retourner auprès de leurs communautés d’origine. Chômage, surendettement et vieillissement demeurent des réalités structurantes des campagnes indiennes qui ont vu 272 500 agriculteurs se suicider entre 1990 et 2010. Le gouvernement a réagi en mettant en place des programmes de lutte contre la pauvreté. Mais, malgré la volonté affichée par Narendra Modi d’installer de jeunes agriculteurs instruits, entrepreneurs et en quête d’innovation, les mesures décidées relèvent d’une vision à court terme, clientéliste, et cherchent avant tout l’adhésion des masses rurales au discours nationaliste et populiste du BJP.

À propos de l'auteur

Aymeric  Le Lay

Agronome, étudiant à l’IRIS Sup’ en géopolitique et prospective.

À propos de l'auteur

Matthieu Brun

Directeur scientifique de la Fondation pour l’agriculture et la ruralité dans le monde (FARM), chercheur associé au laboratoire Les Afriques dans le monde à Sciences Po Bordeaux et co-directeur de l’édition 2022 de l’ouvrage Le Déméter, intitulé Alimentations : les nouvelles frontières (IRIS éditions).

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