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Penser les opérations. Retour sur l’opération « Noroît » au Rwanda (1990‑1993)

Les opérations extérieures des années 1980 et 1990 ont été fertiles en illustrations d’un des plus célèbres aphorismes de Sun Tzu : « Stratégie sans tactique est la plus lente route vers la victoire, mais tactique sans stratégie n’est que du bruit avant la défaite. »

En mars 1984, la Force multinationale de sécurité de Beyrouth (FMSB) se repliait piteusement de la capitale libanaise après dix-huit mois sans aucun effet stratégique autre qu’avoir fourni des cibles à l’ennemi. La France y perdait 89 soldats tués, dont 58 en une seule journée. Onze ans plus tard, en juin 1995, le déclenchement de la guerre contre la République serbe de Bosnie consacrait l’échec de la Force de protection des Nations unies (FORPRONU) à imposer la paix en ex-­Yougoslavie. La France, qui y avait été très active, perdait de nouveau 55 soldats pour pas grand-chose.
Étrangement, dans cette période noire, ce ne sont pas ces désastres et les 144 morts français qui les hantent qui font toujours l’objet d’opprobre et de remise en cause, mais l’engagement au Rwanda, simultané de celui dans la FORPRONU. Cet engagement a lui-­même compris deux phases : l’opération « Noroît » et ses appendices « Panda » et « Chimère » de 1990 à 1993, considérée comme un succès, puis le soutien caché au régime et, contradictoirement, l’opération humanitaire « Turquoise » lorsqu’il est apparu que ce n’en était pas un. Intéressons-nous ici à la première phase : comment a-t-on pu considérer comme un succès stratégique ce qui n’était qu’un désastre en devenir ?

Infrastructure de l’erreur

L’engagement au Rwanda débute le 4 octobre 1990, lorsque le président François Mitterrand accepte la demande d’aide du président rwandais Juvénal Habyarimana. Le régime rwandais est alors menacé par une organisation armée, le Front patriotique rwandais (FPR), basé en Ouganda et recrutant parmi les exilés rwandais, pour l’immense majorité des Tutsis victimes de la politique de discrimination ethnique de leur pays. La branche militaire du FPR, l’Armée patriotique rwandaise (APR), rapidement commandée par Paul Kagamé, est une structure disciplinée et bien organisée, forte d’environ 3 000 vétérans des combats en Ouganda. Quoiqu’elle soit moins volumineuse, l’APR est plus forte que les Forces armées rwandaises (FAR) et cette évidence, qui apparaît dès les premiers combats, est à l’origine de l’appel à l’aide du président rwandais. La France y répond, ainsi que la Belgique et le Zaïre. Du côté français, cela se traduit par l’engagement rapide à Kigali d’un petit groupement de deux compagnies d’infanterie, à la mission double : protéger les ressortissants français et dissuader le FPR de s’emparer de la capitale. C’est une réussite puisque le FPR stoppe effectivement ses opérations le long de la frontière avec l’Ouganda.

À ce stade, cette opération, baptisée « Noroît », peut illustrer les qualités du système opérationnel français : rapidité du processus de décision centralisée et disponibilité des forces, réduites mais de grande qualité, à partir d’un réseau de bases proches. Rapidement, les contingents belge et zaïrois quittent le pays, mais le dispositif français reste sur place. C’est à ce moment-là qu’apparaissent les défauts de ce même système.

Le principal, et pendant de la réactivité, est la centralisation des décisions autour d’un seul homme : le président de la République. Sous la Ve République, la stratégie française, mais aussi la forme des opérations et parfois jusqu’à l’échelon tactique, dépendent très largement de la vision et de la personnalité du chef de l’État, aussi chef des armées. Il y a évidemment autour de lui un écosystème décisionnel complet, mais complexe : état-­major particulier, chef d’état-­major des armées, conseiller Afrique, secrétaire général de l’Élysée, ministères concernés, secrétariat de la Défense nationale. Ce système, non exempt par ailleurs de rivalités internes, est d’autant plus complexe qu’il est bicéphale, avec une tête à l’Élysée et une autre à Matignon, ce qui pose un problème majeur en cas de cohabitation politique. Il fonctionne en continu, par le biais de notes et communications diverses, mais les principales décisions sont prises par le président de la République en conseil restreint réunissant les têtes de l’écosystème.

Les opérations extérieures françaises sont donc très personnalisées. En regardant simplement les modes opératoires utilisés et les règles d’engagement, on peut déterminer très vite quel est le président de la République du moment. Il y a eu ainsi les opérations de Valéry Giscard d’Estaing, il y a désormais, de 1981 à 1995, les opérations, très différentes, de François Mitterrand. Cette personnalisation peut rencontrer aussi une saturation des informations. Outre bien sûr que le président de la République a des problèmes de tous ordres à traiter, les questions stratégiques sont également multiples à l’issue de la guerre froide. La décision de s’engager au Rwanda intervient au moment de la guerre du Golfe et juste avant d’autres engagements majeurs au Cambodge, en Somalie et surtout en ex-Yougoslavie. Autant de crises qui requièrent beaucoup de temps et d’attention de la part de l’écosystème de décision. Le risque est donc d’effectuer des choix stratégiques sur des bases de réflexion réduites à des idées simples, voire simplistes, en tout cas ne reflétant pas la complexité du problème à traiter.

« Noroît », c’est « Manta » en plus petit

Le vrai tournant de l’engagement au Rwanda intervient donc lorsqu’il est décidé de maintenir l’opération « Noroît ». François Mitterrand considère que le Rwanda, pays francophone, fait partie de la zone d’influence française et doit y rester. Son régime est certes détestable, mais conformément au discours de la Baule quelques mois plus tôt, la protection française est conditionnée à la mise en place de réformes démocratiques.

Sur le plan opérationnel, on aurait pu imaginer dès le départ une attaque directe des forces françaises contre l’APR par des frappes aériennes, comme contre le Polisario en Mauritanie en 1977-1978 ou, plus discrètement, en menant un combat de guérilla au sol le long de la frontière avec l’Ouganda, à la manière des forces britanniques à Bornéo de 1963 à 1966. Il aurait été presque impossible de détruire le FPR, dont les bases se trouvaient en Ouganda, mais on aurait pu le neutraliser. On se l’interdit : l’engagement direct est un tabou des opérations mitterrandiennes, à l’exception réticente de la guerre du Golfe.

Comme souvent, on se contente alors de choisir le dernier mode opératoire qui a réussi pour peu que le nouveau contexte semble ressembler au précédent. On applique donc au Rwanda la méthode qui a fonctionné au Tchad avec les opérations « Manta » et « Épervier », de 1983 jusqu’au traité de paix de 1987 avec la Libye. Les Français tracent au nord de Kigali une ligne rouge tacite dont le franchissement déclencherait le combat et ils aident les FAR à monter en puissance par une aide matérielle et, surtout, une assistance technique. Le problème est que les contextes ne sont jamais complètement semblables, surtout si l’on s’applique à les modifier.

Le FPR lance deux nouvelles offensives, en juin 1992 puis en février 1993. À chaque fois, les Français sauvent la situation en renforçant le dispositif « Noroît » à partir des unités basées en République centrafricaine et au Gabon et en le déployant au nord de Kigali en deuxième échelon des FAR. Cela représente au maximum trois compagnies d’infanterie. À chaque fois, aussi les FAR font preuve de leur incompétence. Pour compenser cette faiblesse tout en restant discrets, on invente alors les Détachements d’assistance militaire d’instruction (DAMI) « offensifs », baptisés « Panda » puis « Chimère », une soixantaine de soldats français qui vont apporter des conseils jusqu’en première ligne et plus particulièrement à la nouvelle batterie d’artillerie formée avec de vieux canons HM2 de 105 mm. En clair, il s’agit d’une batterie officiellement rwandaise, mais commandée, guidée et escortée par des Français. Face à un ennemi faible en nombre, l’action de cette batterie mixte associée à la dissuasion de « Noroît » suffit à stopper l’APR (1).

Cette partie du plan inspiré de « Manta » fonctionne donc bien, mais pas les autres. Après le biais de reproduction, on s’est trouvé aussi victime d’un autre biais : la surestimation de son rôle. Si l’armée nationale tchadienne l’a emporté sur les forces libyennes, c’est d’abord parce que ses unités de combat étaient d’une qualité supérieure à celle de l’ennemi. Nos formations, nos « accompagnateurs », l’équipement que nous avons fourni ont évidemment aidé, mais les Tchadiens auraient pu se passer de nous. Le vrai changement de rapport de forces, politique et militaire, est intervenu en fait en 1986, lorsque Goukouni Oueddei, leader du Gouvernement d’union nationale de transition (GUNT), a rompu son alliance avec la Libye et s’est rallié au président Hissène Habré. L’offensive des forces tchadiennes coalisées a alors été irrésistible. Le bouclier français aura donc surtout servi à préparer ce changement favorable de rapport de forces, d’origine bien plus politique que militaire.

L’illusion du succès

Il ne survient rien de tel au Rwanda, bien au contraire. Militairement, notre assistance ne va pas avoir de grands résultats. Ce n’est pas avec quelques dizaines de conseillers que l’on résout les problèmes structurels d’une armée de 20 000 hommes. Les FAR sont un peu plus performantes à la fin de notre action qu’à son début, mais pas assez pour changer le rapport de forces. Paradoxalement, c’est alors qu’elles ne bénéficient plus de l’assistance française que les FAR résistent le mieux face à la nouvelle offensive de l’APR en avril 1994, sans toutefois pouvoir espérer vaincre.

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