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Séries TV turques : définir une identité

Le succès de certains feuilletons turcs tient également au fait qu’ils sont suivis par toutes les classes sociales et toutes les générations, et tout particulièrement par les 15 millions de femmes qui ne travaillent pas, en Turquie. On peut aussi observer ce phénomène sous un angle historique. Lors de l’époque kémaliste, la culture populaire fut particulièrement méprisée par les élites, qui cherchaient à adopter les codes occidentaux. Elles mettaient par exemple en avant la musique classique, les opéras. Aujourd’hui, il n’est pas exclu qu’une culture plus commune émerge.
Enfin, n’oublions pas la concurrence sur le marché économique des séries entre maisons de productions syriennes, du Golfe, égyptiennes et turques, lesquelles ne sont pas peu fières de leur audience internationale.

Quid de l’impact de ces séries auprès des minorités et du grand public en général ?

Il reste encore difficile à évaluer. Prenons l’exemple récent de Bir Başkadır [Quelque chose de différent, 2020] (1), qui traite de l’incapacité à communiquer entre les laïques, économiquement plus aisés et les conservateurs musulmans, plus populaires, ainsi que de la difficulté à dialoguer entre générations. Sur un sujet très politique, la série relate entre autres, l’évolution de deux sœurs, l’une très religieuse et conservatrice, l’autre plus progressiste et de gauche et dont la ligne pourrait être proche de celle du Parti démocratique des peuples (HDP, autonomiste kurde, de gauche). On comprend qu’elles sont kurdes à leur langage. Un autre personnage, de famille modeste, part se battre au front, sans doute comme jeune appelé, vraisemblablement contre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, interdit en Turquie, en guerre contre Ankara depuis 1984) mais le terme n’est jamais cité, et il en revient traumatisé. La guerre qui dure depuis près de 40 ans dans le Sud-Est entre le mouvement autonomiste kurde et le pouvoir central turc d’Ankara, entre deux nationalismes, est abordée de manière un peu détournée, tant c’est encore un sujet délicat, risqué, tabou même : l’histoire des Kurdes est souvent évoquée à travers le prisme du conflit militaire. En outre, ce feuilleton raconte l’histoire d’une famille populaire, et non pas de la grande bourgeoisie, à la différence de Nour par exemple. Il aborde le sujet des minorités ethniques, mais aussi sociales. On peut imaginer l’intérêt que les Kurdes ont pu porter à la production, lesquels, bien que partageant une aspiration autonomiste très marquée, ne forment pas un peuple homogène, même en Turquie. Ce qui est sûr, c’est que les séries ont été parfois l’occasion pour des journalistes de gauche, nombreux parmi les scénaristes, de faire passer des « choses vues » et des idées qu’ils n’auraient peut-être pas pu exprimer dans la presse ou à la télévision…

Sur l’impact de ces séries, une anecdote indique qu’il n’a pas été jugé insignifiant par Israël. En janvier 2011, les autorités de l’État juif furent outrées par l’adaptation fimique de l’une de ces séries turques qui ont tant de succès au Moyen-Orient et au Maghreb et qu’elles jugèrent parfaitement antisémite. Très nationaliste, Kurtlar Vadisi – Palestine [Vallée des loups – Palestine, 2011] présente de façon peu nuancée la vision turque de l’affaire du Mavi Marmara, ce ferry pro-palestinien pris d’assaut par Tsahal en mai 2010. L’ambassadeur de Turquie fut convoqué sous l’œil des caméras au ministère israélien des Affaires étrangères. Le numéro deux du ministère, Danny Ayalon, refusa de serrer la main de l’ambassadeur, et le fit asseoir en contrebas sur un canapé. Entre les deux hommes : une table basse avec un drapeau israélien mais pas de drapeau turc. L’objectif était alors de ternir l’image de la fierté ottomane et turque auprès de la rue arabe. Ce qui a contrario pourrait confirmer que l’audience de ces séries, de ce soft power, est prise très au sérieux par certains gouvernements.

Fin 2012, Erdoğan critiquait l’une de ces séries les plus populaires, Soliman le Magnifique, la jugeant « contraire aux mœurs musulmanes » en déclarant : « Ceux qui jouent avec les valeurs du peuple doivent recevoir une leçon ». Au-delà d’une probable autocensure des créateurs, y a-t-il eu des condamnations concrètes ?

L’auteur de la série n’a pas caché avoir peur d’être arrêté à cause de cette série. Mais Recep Tayyip Erdoğan dispose cependant d’autres leviers pour faire pression sur les créateurs. Celui qu’il utilise le plus fréquemment : substituer des proches et des fidèles du pouvoir aux personnes précédemment en place. Cela se retrouve à tous les niveaux dans les secteurs de l’administration publique, comme la police, la justice, l’université et le monde des arts. Et l’AKP a financé massivement les maisons de production dont il peut désormais se permettre de changer les dirigeants. Ce dispositif mis en place comprend également la suppression de subventions d’État ou le fait de ne plus acheter à certaines sociétés, ce qui les décrédibilise en partie. Arrêter les personnes dans ce contexte n’est plus forcément utile. Par ailleurs, les déclarations du président Erdoğan sont à prendre avec du recul, selon à qui s’adresse le message. Le numéro un turc et ses ministres reprennent en chœur l’antienne d’une influence néfaste de l’Occident et prônent un retour aux « valeurs musulmanes et ottomanes » : la question est de savoir cependant s’ils y croient eux-mêmes.

En conclusion, on voit que dans leur variété, les séries turques illustrent l’ambivalence du régime : certaines vont montrer au monde arabe l’image d’un pays occidentalisé censé respecter les « valeurs musulmanes », tandis que d’autres dispensent un message beaucoup plus idéologique, religieux et conservateur, à usage plus interne, en phase avec l’inflexion islamo-nationaliste du régime.

Propos recueillis par Léa Robert le 5 juillet 2021.

En partenariat avec :

<strong>Géographie des séries turques en 2019</strong>

Note

(1) A. Bonzon, « Bir Başkadır, la série turque de Netflix que les Français seraient bien avisés de regarder », Slate, 21 décembre 2020 (https://​bit​.ly/​2​V​1​i​iHl).

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°63, « Géopolitique de la Turquie », Août-Septembre 2021.
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