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Penser le renseignement. Vingt ans après

Les conséquences des attentats commis par Al-Qaïda aux États-Unis le 11 septembre 2001 ne cessent d’irriguer le siècle, et les milliers d’ouvrages ou d’articles qui leur ont été consacrés sont loin d’avoir épuisé le sujet. Vingt après le coup d’éclat de l’organisation d’Oussama ben Laden et la découverte par le grand public d’un conflit qui durait depuis déjà près d’une décennie (1), il est possible, arbitrairement, de revenir sur trois effets principaux de ce que la propagande djihadiste ne cesse de glorifier comme étant « la plus grande opération de tous les temps ».

Face à une menace terroriste d’une immense complexité, défiant les schémas organisationnels issus d’un demi-­siècle d’affrontement Est-Ouest, la nécessité de réformes profondes, aussi bien opérationnelles que conceptuelles, s’imposa dans la plupart des grands services de renseignement et de sécurité. Si, sans surprise, la France tarda à prendre la mesure du défi – et n’y répondit qu’en 2008 par la catastrophique fusion de la Direction centrale des renseignements généraux (DCRG) avec la Direction de la surveillance du territoire (DST) –, la communauté occidentale du renseignement opéra (ou acheva d’opérer) la révolution culturelle du décloisonnement et des opérations communes.

Des relations bilatérales étroites existaient déjà entre certaines centrales occidentales, mais l’ampleur du choc reçu le 11 septembre 2001 et l’intensité de la menace représentée par Al-Qaïda et ses alliés conduisirent à la création de structures d’échange exclusivement consacrées à la lutte contre le terrorisme. La plus célèbre d’entre elles, la Base Alliance, mise en place en 2002 et révélée au monde par le Washington Post en 2005 (2), introduisit le concept d’une enceinte au sein de laquelle de grands services partenaires pouvaient non seulement fournir des renseignements à l’ensemble de ses membres, mais également identifier des objectifs communs (3) à des fins de traitement.

Ce décloisonnement, dicté par la nécessité d’affronter un adversaire transnational sans centre de décision unique, permit de s’affranchir, en partie, des règles de protection des sources. La lutte contre le terrorisme n’est pas le contre-­espionnage, et si ses méthodes et ses outils sont largement similaires, ses enjeux et sa temporalité sont très différents. Le traitement de sources humaines en commun, que pratiquaient déjà ponctuellement la CIA, le Secret intelligence service (SIS) britannique ou la DGSE (4), devint ainsi moins atypique, jusqu’à devenir relativement courant (5). Il fallut alors inventer une nouvelle orthodoxie, qui contribua à éloigner les services de contre-­terrorisme des autres services de renseignement, en raison aussi bien de la pression opérationnelle constante pesant sur eux que des exigences de dirigeants conscients que l’opinion, cible première des attentats, ne tolérait ni l’attentisme, ni l’absence d’ambition, ni les échecs.

Le poids combiné des réseaux djihadistes, innovants et imprévisibles, et du public, favorisa également la croissance, peut-­être sans précédent depuis la Deuxième Guerre mondiale, des échanges dans le domaine du renseignement technique (Signal intelligence – SIGINT). La puissance des États-Unis n’était un secret pour personne, et elle avait été décrite, notamment, par le journaliste Bob Woodward dans un livre publié en 1987 (6). Malgré le scepticisme, difficilement compréhensible, de quelques cadres en France qui s’obstinèrent longtemps à ne voir dans la National security agency (NSA) américaine qu’un outil de domination économique, le renseignement technique était depuis la fin des années 1990 un outil indispensable aux services chargés de lutter contre le terrorisme. Il avait, par exemple, permis au mois de janvier 2000 de déjouer un attentat que préparait le Groupe islamique armé (GIA) contre le rallye Paris-Dakar-Le Caire (7) et été ensuite à l’origine des premières frappes américaines en Afghanistan, au mois d’octobre 2001, contre les installations d’Al-Qaïda, des talibans et de leurs alliés.

Initialement conçu pour surveiller des armées et des organisations étatiques, le renseignement technique entreprit après le 11 septembre 2001, parfois à marche forcée, une mue complète en s’adaptant à des réseaux aux ramifications multiples, n’obéissant pas aux canons de la clandestinité. Cette modification profonde de l’emploi de leur puissance par les grands services techniques conduisit (8) à associer étroitement des équipes d’analystes et de techniciens qui, dans les années 1990, se parlaient à peine et ne se comprenaient que difficilement.

L’apport du renseignement technique en matière de contre-­terrorisme devint rapidement essentiel, aussi bien sur un plan opérationnel que dans le domaine de la compréhension et de l’analyse des réseaux djihadistes. L’alerte régionale lancée en 2013 au Moyen-­Orient par les États-­Unis après la découverte d’un projet d’attentat contre une de leurs ambassades illustra spectaculairement le rôle primordial des agences techniques (9), et les historiens diront combien la coopération technique entre services occidentaux pesa en France en 2015 et 2016, au plus fort de la campagne terroriste de l’État islamique.

Contre-insurrection planétaire ?

Théorisée dès 2004 par David Kilcullen dans un texte qui fit date (10), la lutte mondiale contre les groupes djihadistes a immédiatement emprunté aux concepts de la contre-­insurrection, d’abord dans ses constats puis dans ses méthodes. Le développement exponentiel des capacités techniques des grands services occidentaux et la volonté, d’abord américaine, de traquer sans relâche les responsables djihadistes autorisa la systématisation des opérations préventives armées.

La première frappe d’un drone armé américain en dehors d’Afghanistan fut celle du 3 novembre 2002 qui visait les responsables de l’attentat contre l’USS Cole, au large d’Aden, en 2000. À défaut d’être légale, cette opération était conforme à la stratégie punitive adoptée par les puissances ciblées par le terrorisme quand elles en ont les moyens et que les suspects sont hors de portée juridique. Ce raid ouvrit cependant la voie, essentiellement sous les deux mandats de Barack Obama, à des dizaines de frappes ciblées non pas tant punitives que préventives contre des responsables djihadistes. Le contre-­terrorisme est certes par essence préventif, mais d’abord dans le cadre de la loi, qui autorise des interpellations et des incarcérations dès lors qu’on soupçonne fortement qu’un crime va être commis. Appliqué à une guerre mondiale contre la mouvance djihadiste, ce concept soutint une vaste campagne de raids, essentiellement aériens (avions de combat, drones armés), mais aussi menés par des forces spéciales, réalisés avec d’autant plus d’aisance que le ciblage était facilité par les progrès techniques.

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