Selon le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI), la Turquie est engagée dans une perspective de diminution des importations au bénéfice d’un effort poussé de sa propre production nationale (1). Nonobstant d’être un membre de l’Organisation de l’Atlantique Nord (OTAN) depuis pratiquement soixante-dix ans (22 octobre 1951), l’ambivalence et les choix turcs ne laissent pas indifférents (achat d’équipement russe, transfert technologique non autorisé, interventionnisme, etc.). La Turquie peut-elle répondre à ses objectifs de souveraineté dans le cadre de secteurs technologiques clés ? À la veille du centième anniversaire de la République de Turquie (2023), Ankara affiche ses ambitions, développant une industrie de défense au service de ses intérêts de puissance militaire, avec notamment des drones qui étendent sa sphère d’influence et lui permettent de tendre vers une souveraineté technologique.
Industrie de défense et interventionnisme régional
La Turquie a placé au centre de sa politique de défense le développement domestique de ses capacités militaires. Cette orientation allie le renforcement de la base industrielle et technologique de défense (BITD), la multiplication de projets de recherche et de partenariats technologiques avec des acteurs internationaux. En chiffres, cela correspond à des dépenses militaires équivalentes à 18 milliards de dollars, c’est-à-dire pour l’année 2019 un total de 1,9 % du PIB. Le financement tend à augmenter au fil du temps, le budget de l’année 2020 a d’ailleurs été évalué à 25 milliards de dollars (2). Ces efforts se concrétisent dans le cadre d’une grande diversité d’armement, à savoir naval, terrestre et aérien. Pour autant, les velléités turques comportent des limites. Elle n’a pas forcément toutes les ressources nécessaires pour produire l’ensemble de ses équipements, comme le char de nouvelle génération Altay, qui souffre d’un manque de moteurs et de système de transmission, ainsi que la flotte aérienne composée de F-16 frappée d’obsolescence, qui nécessite le soutien de partenaires extérieurs pour se renouveler (3). En ce sens, la Turquie s’est engagée dans le programme américain d’avions de combat interarmées F-35 Lightning II, mais l’achat du système de défense antiaérienne russe S-400 en juillet 2019 a provoqué son exclusion. Cet exemple montre que l’industrie de défense turque a encore des efforts à fournir pour dépasser certains gaps technologiques et souligne en outre toute son ambivalence face aux alliés occidentaux.
La singularité turque s’illustre plus particulièrement en termes de hard power, elle représente la deuxième plus grande armée au prisme du volume d’effectifs au sein de l’OTAN, auxquels s’ajoute une importante capacité de projection. Les événements des 15 et 16 juillet 2016 — la tentative de coup d’État par une faction des forces armées turques et pour y faire face l’exécution de purges massives — n’ont rien enlevé à sa puissance militaire. D’ailleurs, la Turquie s’inscrit dans le cadre d’une succession d’interventions militaires et de livraisons d’armes : engagement dans le Nord de la Syrie (opération « Bouclier du printemps », 1er mars – 5 mars 2020), soutien au gouvernement d’entente national libyen (GNA) et recrutement des milliers de combattants (depuis janvier 2020) (4), projection d’un navire d’exploration escorté de navires de guerre en Méditerranée orientale (août-octobre 2020). Ces différents exemples d’engagements et de projections militaires, non exhaustifs, suscitent de vives tensions au sein de la communauté internationale et se trouvent parfois à l’extrême limite de générer de fortes tensions diplomatiques, voire de créer de nouveaux conflits.
Le fer de lance turc, les drones : usage militaire, propagande, et exportation
Un système d’armes se démarque : celui des drones. Depuis quelques années, leur développement occupe une place centrale et est gage d’influence du pouvoir turc. À l’origine, Ankara a utilisé des drones dès les années 1990, avec le soutien d’Israël, principalement pour faire face à la menace séparatiste du Parti des travailleurs kurdes (PKK) (5). En peu de temps, la Turquie est passée d’un statut de « simple » utilisateur à celui d’exportateur, avec comme ligne directrice le développement de ses propres composants. Plusieurs facteurs expliquent l’important succès rencontré par ces technologies droniques. En plus d’être proposés à bas coût et caractérisés par une grande efficacité opérationnelle, ces systèmes profitent d’un rayonnement médiatique eu égard à la diffusion sur les réseaux sociaux de vidéos de propagande relatives à la destruction des différents arsenaux ennemis. À cet effet, lors du dernier conflit du Haut-Karabagh (27 septembre – 10 novembre 2020) les drones armés Bayraktar TB2 turcs ont montré leur apport au profit de l’Azerbaïdjan en détruisant du côté arménien des positions de mortier, des postes de commandement, des installations radar et bien d’autres systèmes d’armes et infrastructures. Un autre facteur s’ajoute : l’existence de nombreux types de drones — renseignement, surveillance et reconnaissance (ISR), armés, drone naval, ou bien encore des appareils aériens kamikazes dits « suicide » —, qui permettent inéluctablement un large spectre de missions. L’exemple de l’opération « Bouclier du printemps » met en avant l’opportunité d’emploi des drones armés pour remporter la bataille face à des forces régulières. La Turquie a ainsi confirmé le fait que dans le cadre d’une contre-guérilla, le drone n’est pas limité au traitement unique d’objectifs fugaces non planifiés (Time-Sensitive Targeting, TST), mais peut être étendu à l’ensemble des cibles (6).
Forte de ses succès militaires, Ankara exporte de manière rapide et continue les drones. L’engouement croissant pour ses appareils inhabités vient consolider par ricochet les zones d’influence qu’elle tient à garder ou à développer. Après la Tunisie, le Qatar et l’Ukraine, l’Arabie saoudite vient compléter le rang des acheteurs de drones armés turcs. Ainsi, malgré l’affaire Khashoggi (7) et les intérêts turcs dans le cadre de la « Patrie bleue » (« Blue Homeland ») (8), ces engins inhabités suscitent un intérêt militaire de taille (9). Ils occupent progressivement dans le marché de l’armement une place de choix au point d’intéresser également les États-membres de l’OTAN, comme par exemple la Pologne, et la Lettonie semble aussi suivre le pas.
L’utilisation militaire des drones par la Turquie génère l’apparition d’applications inédites, mais fait craindre des situations qui soient hors de contrôle. Généralement, les drones aériens sont assimilés à des systèmes d’armes capables de renseignement, de détection et de communication, et de frappes ciblées. Néanmoins, la Turquie a donné, d’une certaine manière, une nouvelle dimension à l’emploi de ces appareils. Tout d’abord, en Libye, elle a marqué les esprits avec le recours à des drones autonomes renforcés par de l’intelligence artificielle (IA) pour cibler et évincer les troupes anti-gouvernementales du général Haftar. Le second exemple est celui dans le Karabagh, où il a été fait usage en essaim de drones également armés et à des fins d’assauts auxquels se sont ajoutées des missions « suicide » (10) mettant à mal les forces militaires arméniennes. L’élargissement des missions de ces engins a donné lieu d’une part à de nombreuses inquiétudes liées à l’intensification de l’hybridité des conflits, et d’autre part à des critiques de l’Organisation des Nations Unies (ONU) soulignant le danger que représente ce genre d’utilisation militaire — à savoir la conjugaison d’un système alliant autonomie et létalité (11) ; l’éthique et les règles d’engagement n’étant pas forcément au centre des préoccupations turques. Les experts s’accordent à dire que ce type d’usage évoque l’évolution des prochains conflits à savoir destructeurs, dérégulés et dépourvus de règles éthiques (12).
Situation à laquelle s’ajoute la prolifération des systèmes inhabités qui sont de plus en plus accessibles, des pays jusqu’alors écartés pouvant désormais acquérir ces systèmes à bas coût, se caractérisant par un haut degré de sophistication en constante évolution.
Vers une souveraineté technologique ?
La Turquie est considérée comme un partenaire militaro-stratégique de longue date au sein de l’Alliance atlantique, toutefois ses intérêts viennent en contradiction avec ses engagements. Ainsi en octobre 2020, le Canada frappe d’embargo la Turquie, ce qui contraint la société canadienne L3Harris Wescam d’arrêter la distribution d’optique de précision et de ciblage au profit des drones turcs. Cette décision fait suite au transfert de technologie dans le soutien des forces militaires azerbaïdjanaises pendant le conflit du Karabagh. En réponse et pour faire face à cette limitation, Ankara a réaffirmé son ambition sans faille de souveraineté technologique en arguant qu’elle allait commencer à produire son propre système électro-optique.
Paradoxalement, en avril dernier, le Maroc a fait l’acquisition de treize drones armés turcs et a pu recevoir séparément de la société canadienne le fameux équipement optronique. Car les États-Unis font preuve à l’égard de l’allié turc d’une certaine indulgence au regard de ses échanges et transferts de technologies. Comment expliquer cet appui américain ? Avant tout, la Turquie exporte de nombreux équipements au profit de nations alliées, et parallèlement elle représente un important élément d’opposition aux propensions chinoise et russe.
Par conséquent, les ambitions turques ne se conçoivent plus sans intervention extérieure et même si certaines faiblesses technologiques sont bien présentes, faute d’un certain savoir-faire et d’une industrie locale suffisante, Ankara tire son épingle du jeu diplomatique. Elle se sert des réseaux sociaux pour mettre en avant ses succès opérationnels et sa doctrine de guerre, venant renforcer plus encore sa sphère d’influence. Désormais, les défis qu’elle tient à relever semblent être de plus en plus à sa portée, sans toutefois obtenir l’approbation générale, spécialement dans l’Union européenne.
Notes
(1) Durant les périodes de 2011 à 2015 et de 2016 à 2020, les importations d’armes de la Turquie ont chuté de 59 % (Alexandra Manolache, communiqué de presse, https://www.sipri.org, 15 mars 2021).
(2) Entretien de Sümbül Kayat, chercheure rattachée à l’Institut français d’études anatoliennes à Istanbul, réalisé par Julie Gacon, émission « Les enjeux internationaux », France Culture : « Quelle est la force de frappe de l’armée turque ? », https://www.franceculture.fr, 8 septembre 2020.
(3) Jabbour Jana « La Turquie : une puissance émergente qui n’a pas les moyens de ses ambitions », Politique étrangère, 2020/4 (Hiver), 2020, p. 99-108.
(4) Salomé Larsonneau, « L’engagement militaire turc en Libye : entre aide et défense de ses propres intérêts », Hypotheses, https://ovipot.hypotheses.org, 10 avril 2020.
(5) Ces engins inhabités ont servi à surveiller les frontières irakienne et syrienne où se situaient les bases arrière du PKK.
(6) Philippe Langloit, « Drones tactiques : la percée turque », DSI, 16 février 2021 (https://www.areion24.news/2021/02/16/drones-tactiques-la-percee-turque/).
(7) Crise diplomatique suite à l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi dans le consulat d’Arabie saoudite en octobre 2018.
(8) Doctrine maritime qui fonde les actions géopolitiques et stratégiques turques en Méditerranée orientale.
(9) En cas de guerre avec son adversaire régional, l’Iran, Riyad a besoin de capacités dans le domaine des drones (Bastien Carris, « Drones armés turcs pour les Saoud », Air & Cosmos, 15 juin 2021, https://www.air-cosmos.com/article/drones-arms-turcs-pour-les-saoud-25004).
(10) Dans ce cas de figure, le drone explose sur ses cibles, et se détruit par la même occasion.
(11) Lettre adressée à la présidente du Conseil de sécurité par le Groupe d’experts sur la Libye créé par la résolution 1973 (2011), 8 mars 2021.
(12) Bastien Carris, « Drone suicide en Libye », Air & Cosmos, 5 juin 2021 (https://www.air-cosmos.com).