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La quête indépendantiste groenlandaise au carrefour d’enjeux internationaux

À ce statut légal vient s’ajouter le fait que c’est Copenhague qui conduit, de facto, la politique étrangère entourant l’exploitation de ces ressources. Cette situation, perçue par nombre de Groenlandais comme une continuité de la domination coloniale, engage à prendre la mesure de la question indépendantiste. Le désir d’indépendance est indissociable du développement industriel du territoire, c’est pourquoi les décisions ayant trait aux ressources minières, nécessairement lourdes de conséquences politiques, occupent une place particulière dans les débats. Les recettes issues de leur exploitation sont d’ores et déjà réparties : « Les 75 premiers millions de couronnes danoises [sont] octroyés au Groenland, au-delà, un partage à 50 % est opéré par les deux partenaires, la part revenant au Danemark étant réduite de la subvention annuelle. (9) » Cette industrie s’avère donc déterminante dans la stratégie indépendantiste du Groenland, dans laquelle s’insèrent les États investisseurs en adjuvants stratégiques.

De profondes disparités économiques et sociales

Ce tandem indépendance-industrie minière ressort particulièrement dans les mouvements réguliers de contestation de projets de développement (notamment celui d’ampleur contre Kvanefjeld) ou d’accords internationaux (comme celui du plan aéroportuaire de l’automne 2018). Si une large palette de positions est déployée, le point commun en est l’affirmation d’une identité nationale particulière, caractérisée par l’histoire coloniale et l’inuicité, revendiquant une construction étatique sur des bases différentes. Le projet d’extraction radioactive de Kvanefjeld était ainsi contesté par le mouvement Urani Naamik de Nuuk, en 2016, sous prétexte qu’il correspondrait à une industrie militaire capitaliste contraire aux valeurs inuites-groenlandaises. Différente du discours écologique qui surgit de manière marginale et seulement, pour le moment, dans les milieux à haut capital économique et intellectuel, cette revendication inuiciste pourrait s’amplifier dans les années à venir.

Celle-ci dénonce particulièrement la crise sociale alarmante que traverse le pays. Addictions, violences familiales et haut taux de suicide sont les conséquences d’un essor industriel et d’une urbanisation galopante, dont une partie seulement de la population a tiré profit. Les emplois qualifiés sont toujours occupés par des Danois ne vivant que quelques années au Groenland, entraînant du ressentiment dans la jeunesse groenlandaise ; et ce malgré un investissement budgétaire prioritaire dans ces secteurs. L’autonomie nationale ne semble pas encore acquise, malgré l’obtention de droits démocratiques.

Face au chômage rural, le secteur minier propose des solutions qui viennent renforcer les disparités. En effet, les emplois délégués aux Groenlandais sont majoritairement ruraux et peu qualifiés, avec une forte pénibilité du travail et des bas salaires. À l’inverse, les emplois qualifiés sont destinés à des cadres étrangers, dont l’immigration est perçue comme facteur d’instabilité dans des localités déjà très vulnérables. Conscient du dilemme financier — remplir les caisses nationales ou offrir un meilleur niveau de vie immédiat à la population —, le gouvernement fait preuve d’une grande prudence.

À qui profite l’indépendance ? L’appétit des États tempéré par la quête indépendantiste

La richesse minière du Groenland et sa position géopolitique suscitent la convoitise des États — comme Donald Trump l’a récemment réaffirmé — dont les partenariats pourraient accélérer la rupture définitive avec le Danemark. Pourtant, les Groenlandais ne se laissent pas leurrer. Dans les organes politiques comme localement, ils redoutent de troquer une domination postcoloniale pour une autre. Leur nation est donc ouverte aux collaborations, mais pas à l’acquisition. L’indépendance reste l’objectif absolu, compliquant des manœuvres déjà rendues complexes par le lien juridique dano-groenlandais. Pour le jeune gouvernement — Naalakkersuisut— , l’enjeu est d’avancer sans remettre en question sa (future) souveraineté, tout en impulsant autour des minerais un développement industriel suffisamment puissant pour le porter. Effectivement, plusieurs rapports et études constatent que l’ensemble des ressources minières, à lui seul, ne constitue pas un marché assez stable et rentable pour combler la dotation financière annuelle. Il faut donc faire preuve de patience.

Cette entreprise contribue à la construction étatique en établissant des protocoles nationaux qui distinguent le pays du Danemark et sont autant de pas, lents, vers l’indépendance. Néanmoins, la forte division de la scène politique freine le processus. En 2018, malgré un accord de principe au projet extractiviste national, les six partis siégeant au Parlement n’étaient pas parvenus à s’entendre sur la création d’une entreprise nationale d’extraction minière. Encore en train d’élaborer la structure juridique nationale, les politiciens groenlandais avancent progressivement sur l’échiquier international. Au carrefour d’enjeux stratégiques et toujours en quête d’indépendance, la course des États aux richesses du pays devra, finalement, se plier au calendrier des Groenlandais.

Notes

(1) Statistics Greenland, Greenland in Figures 2019, mai 2019, p. 7. Calcul de l’auteure.

(2Ibid.

(3) Pour aller plus loin : https://​www​.govmin​.gl/. Site consulté le 04/11/2019.

(4) Cyril Maré et Rémi Raher, Géopolitique de l’Arctique. La terre des ours face à l’appétit des nations, Questions contemporaines, L’Harmattan, 2014, p. 95.

(5Greenland in Figures 2019, p. 21.

(6) Cyril Maré et Rémi Raher, op. cit., p. 61.

(7) Viviane du Castel et Paulo Brito, Groenland, entre indépendance et récupération géostratégique ? Enjeux, défis et opportunités, Intelligence stratégique et géostratégique, Paris, L’Harmattan, 2014.

(8Greenland in Figures 2019, p. 38.

(9) Damien Degeorges, cité par Castel et Brito, op. cit., p. 107.

Légende de la photo en première page : Vue du quartier colonial de Nuuk, la capitale du Groenland, située sur la côte sud-est de l’île-continent et qui rassemble, avec ses 17 000 habitants, un tiers de sa population totale. Si ce territoire, constitutif du royaume du Danemark, bénéficie d’un gouvernement autonome depuis 1979 et d’une autonomie renforcée depuis 2009 qui lui donne le contrôle de ses sols et sous-sols, il reste financièrement dépendant du soutien de Copenhague. (© Shutterstock/Kim Ries Jensen)

Article paru dans la revue Diplomatie n°102, « L’Arctique : une région sous tension », janvier-février 2020.
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