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La relation russo-égyptienne ou la nécessité d’une alliance

Les relations entre l’Égypte et la Russie ont connu un rebond exponentiel depuis l’arrivée au pouvoir du président Abdel Fattah al-Sissi en juillet 2013. Ce rapprochement entre les deux pays repose aussi bien sur des liens historiques profonds que sur une convergence de vues diplomatiques et sécuritaires.

Dès l’élection du président Abdel Fattah al-Sissi en 2014, les conditions sont réunies pour renforcer un rapprochement déjà timidement esquissé lors du court passage du premier président démocratiquement élu, Mohamed Morsi, après la chute de Hosni Moubarak en février 2011. Mis en cause pour sa proximité avec la confrérie des Frères musulmans, Mohamed Morsi est destitué par l’armée en quelques jours. À la tête du coup d’État du 3 juillet 2013 : Abdel Fattah al-Sissi, alors ministre de la Défense. À cette même période, la Russie voit son économie mise à mal par les lourdes sanctions européennes consécutives à son annexion de la Crimée et à son implication dans la guerre du Donbass, où elle soutient les séparatistes contre l’Ukraine à partir d’avril 2014. Alors que Moscou souhaite diversifier ses partenaires économiques et s’imposer comme un acteur incontournable dans la région, l’Égypte du fraîchement élu (mai 2014) Abdel Fattah al-Sissi est, quant à elle, en quête de légitimité internationale. Dans leur quête mutuelle de retour au cœur du jeu diplomatique régional, l’Égypte et la Russie forment une alliance fragile mais nécessaire dans un contexte géopolitique en pleine mutation.

De l’URSS au panarabisme : vers l’établissement d’une profondeur historique

Cette lune de miel féconde trouve ses origines dans une longue histoire complexe faite d’alliances et de ruptures. Au XVIIIe siècle, alors que l’Égypte est une province de l’Empire ottoman (1) gouverné par les mamelouks, Ali Bey al-Kebir procédera à sa première commande d’armes russes. Par la suite, le gouvernement bolchevique soutiendra discrètement des groupuscules socialistes égyptiens dans les années 1920 et 1930 (2).

C’est seulement au cours du XXe siècle que des liens permanents seront établis entre Moscou et Le Caire. L’arrivée au pouvoir de Gamal Abdel Nasser (1954-1970) insuffle un vent nouveau de nationalisme anticolonial et de socialisme modéré au sein du monde arabe. Lorsqu’il décrète dans un éclat de rire, le 26 juillet 1956, la nationalisation de la Compagnie universelle du canal de Suez — dont les capitaux sont majoritairement français et britanniques —, les Soviétiques sont mis devant le fait accompli bien que la France et la Grande-Bretagne présument une connivence. Les deux puissances coloniales interviennent militairement les 29 et 30 octobre prétextant soutenir une attaque préventive d’Israël contre l’Égypte (3). C’est alors que Nikita Khrouchtchev (1958-1964), affaibli par la crise hongroise qui se déroule au même moment, tente un coup d’esbroufe et menace de faire usage du nouveau missile à charge nucléaire (SS-3), qui n’est pourtant pas encore opérationnel (4). Les États-Unis imposent aussitôt à leurs alliés européens un cessez-le-feu qui sera signé le 6 novembre 1956.

Cette prise de position soviétique marque un tournant majeur dans les relations russo-égyptiennes. Le président Nasser sollicite les Russes pour moderniser son pays. L’aide soviétique permet, entre autres, la construction de 97 entreprises industrielles de grande envergure, à l’instar du barrage hydraulique d’Assouan, de nombreuses usines sidérurgiques à Helwan et à Nag Hammadi ou encore de l’installation de lignes électriques sur des centaines de kilomètres sur tout le territoire égyptien. Sans oublier le soutien militaire massif qui a largement contribué à établir l’Union soviétique comme une alternative fiable face au colonialisme auprès des mouvements de libération nationale (5).

Les années qui suivront marqueront toutefois une rupture dans les relations russo-égyptiennes, mettant fin à une décennie de coopération militaire et industrielle. Sitôt élu, le président Anouar el-Sadate (1970-1981) s’alignera sur les États-Unis. Les conseillers et militaires soviétiques sont progressivement expulsés et les liens diplomatiques se dégradent peu à peu. Les visites du président Hosni Moubarak (1981-2011), d’abord en 1997, puis en 2001, vont relancer la coopération entre Le Caire et Moscou, coïncidant avec un retour significatif et progressif de la Russie dans la région. Les relations entre les deux acteurs n’ont cessé, dès lors, de se renforcer sur les plans stratégique, militaire et économique.

L’amitié des peuples ou l’alliance retrouvée

Après la destitution de Mohamed Morsi en juillet 2013, Abdel Fattah al-Sissi, alors ministre de la Défense, a rencontré à Moscou le président Vladimir Poutine en février 2014. L’envergure internationale nécessaire pour sa victoire à l’élection présidentielle, prévue trois mois plus tard, était déjà presque établie. Depuis son ascension à la fonction suprême, les deux chefs d’État se sont vus huit fois en l’espace de cinq ans. En plus de l’entente personnelle affichée et des similitudes dans leurs parcours respectifs, Vladimir Poutine et le maréchal Al-Sissi sont alignés sur les enjeux sécuritaires et régionaux.

D’abord en Syrie, où l’Égypte a joué un rôle de médiateur significatif auprès de l’opposition syrienne, notamment au sein du Cairo Group (6). En 2016, l’Égypte a accueilli des pourparlers entre des responsables de la défense russes et différents groupes d’opposition syriens, ayant abouti à la création de deux zones de désescalade en Syrie (Ghouta orientale et Homs). La même année, Ahmad Jarba fondait le parti « Mouvement de la Syrie de demain » au Caire et bénéficiait du soutien russo-égyptien et de celui des Émirats arabes unis.

En Libye, c’est au côté de l’Armée nationale libyenne de l’autoproclamé maréchal Khalifa Haftar que l’alliance russo-égyptienne fait front commun (7). Les enjeux diffèrent cependant, l’Égypte partageant mille kilomètres de frontières avec La Libye. La tournure du conflit et les nombreux revers du maréchal libyen dans sa conquête avortée de l’Ouest face au gouvernement d’Union nationale — soutenu par la Turquie — ont été une source d’inquiétude au Caire. En juillet 2020, le Parlement égyptien a autorisé le déploiement de l’armée hors de ses frontières, craignant une escalade supplémentaire, ainsi que l’avancée des troupes turques au-delà de la ville stratégique et pétrolière de Syrte. Les ardeurs belliqueuses du Caire se sont néanmoins apaisées depuis la mise en place d’un cessez-le-feu en octobre 2020, et la nomination d’un nouveau gouvernement adoubé par le parrainage russo-turc en février 2021 (8). La Russie peut toutefois compter sur le soutien de l’Égypte qui lui prodigue un ancrage stratégique devenu incontournable pour son engagement dans le jeu libyen. En effet, selon nombre d’observateurs avertis, Moscou aurait accès depuis 2017 aux bases aériennes égyptiennes implantées à Sidi Barrani et Marsa Matrouh, situées à moins de 200 km de la frontière libyenne.

La coopération russo-égyptienne : un terreau fertile

Les relations commerciales entre les deux pays ont connu un bond considérable, passant de 2,8 milliards de dollars en 2011 à 8 milliards de dollars en 2018 (9) et faisant de la Russie le troisième partenaire économique de l’Égypte après l’Union européenne et la Chine. L’Égypte représente de loin le partenaire commercial le plus important de la Russie en Afrique du Nord. Forte de son statut privilégié de grenier du monde avec ses 33 millions d’hectares de terres noires (riches en humus) — soit 15 % de sa superficie agricole totale —, la Russie exporte de quoi fournir 65 % des besoins en céréales de l’Égypte (10). En échange, près de 80 % des exportations égyptiennes vers la Russie sont des produits agricoles à des prix préférentiels, en raison de la dévaluation croissante de la livre égyptienne.

La coopération bilatérale se diversifie également sur les plans industriel et énergétique. Depuis 2001, la compagnie pétrolière Lukoil extrait du pétrole du port de Hurgada au large de la mer Rouge. En mars 2015, l’Égypte s’est tournée vers Gazprom pour se fournir en gaz naturel liquéfié avec un accord portant sur une livraison de 35 cargos de gaz naturel liquéfié de 2015 à 2020. En octobre 2017, Rosneft a quant à elle acquis auprès du groupe ENI une participation de 30 % dans la concession pour le développement du champ Zohr, plus important gisement gazier de la Méditerranée. En mai 2018, les deux pays concluaient un accord visant à établir une zone industrielle russe à l’est de Port-Saïd, dans laquelle la Russie prévoit d’investir 6,9 milliards de dollars (11). Cette année-là, 451 compagnies russes se sont installées en Égypte. L’implantation des investisseurs russes dans ce pays ouvre incontestablement la voie à une pénétration progressive sur le marché africain.

Les ventes d’armes et la coopération militaire sont la démonstration la plus tangible du rapprochement entre Le Caire et Moscou. Entre 2013 et 2017, l’armée égyptienne a pris possession de 46 avions de combat, de systèmes antiaériens de type Buk-MI-2 et S-300 VM, et de 46 hélicoptères d’attaque Ka-52. Sans oublier la livraison controversée des chasseurs bombardiers Su-35 prévue prochainement. En effet, depuis 2013 les commandes égyptiennes ont systématiquement été équilibrées par l’achat d’équipements équivalents auprès des fournisseurs américains. Mais l’acquisition de quelques dizaines de chasseurs Su-35 (soit le meilleur appareil de combat russe disponible à l’exportation, équipé des dernières avancées technologiques en matière de capteurs et d’armements) expose désormais l’Égypte à des sanctions de la part des États-Unis. Ces menaces de représailles américaines n’ont, par ailleurs, pas empêché les marines de guerre russe et égyptienne de conduire des exercices communs en mer Noire fin 2020.

Rosatom, un levier de projection de puissance russe

Le nucléaire civil est l’autre domaine dans lequel Le Caire et Moscou ont noué une fructueuse coopération énergétique. En 2017, L’Égypte et la Russie ont signé un accord pour la construction de la première centrale nucléaire égyptienne à Dabaa, ville côtière située à l’ouest d’Alexandrie. Par son envergure, ce projet pharaonique n’est pas sans rappeler la construction du barrage hydraulique d’Assouan par les Soviétiques dans les années 1960. Le groupe Rosatom, coopération étatique, est chargé de la réalisation de quatre réacteurs à eau sous pression d’une puissance de 1200 mégawatts chacun, pour un montant de 26 milliards de dollars, financé à 85 % par un prêt russe ; les 15 % restant le seront par l’Égypte, avec un remboursement du prêt sur une période de vingt-cinq ans. Ce projet comprend la construction de la centrale, la livraison du combustible nucléaire ainsi que la formation des travailleurs et la maintenance et la réparation des unités de production (12). La mise en service du premier réacteur est attendue pour 2024.

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