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La relation russo-égyptienne ou la nécessité d’une alliance

Pour l’Égypte, c’est une avancée majeure. D’une part, cette centrale renforcera de façon significative les capacités électriques du pays, mises à mal par une consommation accrue, mais aussi par des défaillances au sein des installations d’approvisionnement en gaz naturel, qui assurent jusqu’ici 70 % de sa production. D’autre part, elle rehaussera son statut au sein du continent, puisque ce sera le seul pays à détenir une centrale nucléaire civile hormis l’Afrique du Sud.

Contrairement aux sociétés militaires privées (Wagner, RSB), propriétés d’« entrepreneurs géopolitiques (13) » animées par des stratégies étatiques, Rosatom déploie une approche pragmatique de conquête des marchés, mais dont les gains peuvent être mobilisés par le Kremlin comme un outil de projection de la puissance russe sur le continent africain.

Une alliance nécessaire, mais limitée

La normalisation des relations entre Israël et plusieurs états arabes (les Émirats arabes unis, Bahreïn, le Maroc et le Soudan) laisse place à un nouvel équilibre régional dans lequel les monarchies du Golfe détiennent un rôle de plus en plus prépondérant, au détriment d’une Égypte dépendante de financements extérieurs. Le Caire, qui était l’interlocuteur arabe de Tel-Aviv auprès des monarchies du Golfe, voit son influence régionale se réduire comme une peau de chagrin. Malgré une croissance positive pour l’année 2020, l’Égypte, dont la population dépasse les 100 millions d’habitants, dépend de l’aide annuelle américaine de 1,5 milliard de dollars destinés à l’armée, et du versement ponctuel des fonds du Conseil de coopération du Golfe présidé par l’Arabie saoudite (14). La rétrocession définitive en 2016 des îlots de Tiran et de Sanafir — situés dans la mer Rouge, à l’entrée du golfe d’Aqaba — au royaume saoudien démontre la nécessité pour Le Caire de préserver sa relation avec Riyad, et ce en dépit des réserves émises par la population égyptienne, qui a perçu cette décision comme un aveu de faiblesse. La suspension temporaire de l’aide américaine après le coup d’État de l’armée en 2013 a par ailleurs laissé aux autorités égyptiennes un souvenir amer. La commande controversée des chasseurs bombardiers Su-35 illustre bien la défiance égyptienne envers son allié américain.

L’Égypte cherche donc à contrebalancer cette dépendance sans toutefois s’en libérer. Moscou offre de nombreuses opportunités économiques et stratégiques, mais ne peut pas se substituer aux aides colossales dont bénéficie Le Caire par ses bienfaiteurs. Les deux acteurs ambitionnent donc de diversifier leurs alliances et de saisir les opportunités économiques en suivant leurs priorités respectives. Fondée sur une stratégie de Realpolitik, l’alliance russo-égyptienne est nécessaire tant qu’elle n’est pas exclusive. Forte d’une histoire commune, la relation entre l’Égypte et la Russie se caractérise aussi bien par son inconstance que par sa solidité.

Notes

(1) Mohamed Heikal, The Sphinx and the Commissar : The Rise and Fall of Soviet Influence in the Middle East, New York, Harper & Row, 1978, p. 33 à 57.

(2) Alexey Khlebnikov, « Russia and Egypt : A precarious Honeymoon », Al Sharq Forum, Al Sharq Strategic Research, 24 septembre 2019.

(3) Denis Lefebvre, Les Secrets de l’expédition de Suez (1956), Paris, CNRS Éditions, octobre 2019.

(4) Andreï Kozovoï, « Khrouchtchev (1953-1964) », in Andreï Kozovoï (dir.), Russie, réformes et dictatures, Paris, Perrin, 2017, p. 27-128.

(5) À partir de 1956, le Front de libération nationale (FLN) algérien va nouer des liens privilégiés avec la Russie. Les combattants du Congrès national africain de Nelson Mandela comme les mouvements indépendantistes du Zimbabwe et du Mozambique seront accueillis dans la base russe de Pervalnoye, en Crimée. Voir Arnaud Dubien, « La Russie en Afrique, un retour en trompe-l’œil ? », in Le Monde diplomatique, janvier 2021, p. 12-13.

(6) Malak Chabkoun, « What is left of the Syrian opposition ? », Al Jazeera, 28 janvier 2018 (https://​www​.aljazeera​.com/​o​p​i​n​i​o​n​s​/​2​0​1​8​/​1​/​2​8​/​w​h​a​t​-​i​s​-​l​e​f​t​-​o​f​-​t​h​e​-​s​y​r​i​a​n​-​o​p​p​o​s​i​t​ion).

(7) Nour Hedjazi, « Les ambitions méditerranéennes de la Russie en Libye », Moyen-Orient, no 49, janvier-mars 2021, p. 34-39.

(8) Frédéric Bobin, « En Libye, l’ombre de la Turquie et de la Russie plane sur le compromis politique », Le Monde, 8 février 2021.

(9) Arnaud Dubien, op. cit.

(10) Sébastien Abis et Pierre Bégoc, « Des céréales russes au menu géopolitique du Moyen-Orient », Confluences Méditerranée, no 104, printemps 2018, p. 125-137.

(11) « Egypt and Russia sign 50-year industrial zone agreement », Reuters, 23 mai 2018 (https://​www​.reuters​.com/​a​r​t​i​c​l​e​/​e​g​y​p​t​-​r​u​s​s​i​a​-​i​n​d​u​s​t​r​y​/​e​g​y​p​t​-​a​n​d​-​r​u​s​s​i​a​-​s​i​g​n​-​5​0​-​y​e​a​r​-​i​n​d​u​s​t​r​i​a​l​-​z​o​n​e​-​a​g​r​e​e​m​e​n​t​-​i​d​U​S​L​5​N​1​S​U​5SI).

(12) « Russia formalizes deal to build Egypt’s first reactors », World Nuclear News, 20 novembre 2015.

(13) Benoît Vitkine, « Les mauvais génies de Moscou à l’étranger », Le Monde, 18 septembre 2020.

(14) Imad K. Harb, « An Economic Explanation for Egypt’s Alignment in the GCC Crisis », Arab Center Washington DC, 9 août 2017 (http://​arabcenterdc​.org/​p​o​l​i​c​y​_​a​n​a​l​y​s​e​s​/​a​n​-​e​c​o​n​o​m​i​c​-​e​x​p​l​a​n​a​t​i​o​n​-​f​o​r​-​e​g​y​p​t​s​-​a​l​i​g​n​m​e​n​t​-​i​n​-​t​h​e​-​g​c​c​-​c​r​i​s​is/).

Légende de la photo en première page : Rencontre entre le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi (à gauche) et le président russe Vladimir Poutine le 17 octobre 2018. Le Caire et Moscou ont conclu à cette occasion de nombreux accords de partenariat et de coopération stratégique, dans les domaines de l’armement, de l’industrie, du nucléaire civil et du tourisme. Pour la Russie, l’Égypte est un pays clé au Moyen-Orient et en Méditerranée ; c’est aussi son premier partenaire commercial nord-africain. (© kremlin​.ru)

Article paru dans la revue Diplomatie n°108, « La Russie en Afrique », Mars-Avril 2021.
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