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La politique de défense de la France en perspective

On voit par exemple au cours des années 2000 que les résultats mitigés de la Politique européenne de sécurité de défense et la stagnation de la relation de défense avec Berlin ont contrasté avec les expériences françaises et britanniques de déploiements sur des théâtres d’opérations communs. Le rapprochement opérationnel avec Londres conclut en 2010 par les traités de Lancaster House est alors apparu d’autant plus naturel qu’il entérinait des caractéristiques stratégiques similaires, notamment la possession d’armes nucléaires et d’un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies. À l’inverse, les affres du Brexit ont causé depuis 2016 un sévère ralentissement de la relation franco-­britannique, au bénéfice d’une relance de la défense européenne et du partenariat Paris-­Berlin, malgré des divergences de fond et de forme entre les deux partenaires.

Ce balancier n’est jamais satisfaisant. Le souhait politique d’un rapprochement avec l’Allemagne (généralement partagé à Berlin) bute régulièrement sur la réalité de la difficulté de la coopération entre des administrations, des forces armées et des industries qui ont des cultures et des pratiques très différentes, qui souvent ne se comprennent pas (même si beaucoup plus d’Allemands parlent correctement français que l’inverse) et qui se méfient les unes des autres. Face à ces blocages, la France en vient souvent à se tourner vers Londres, avec qui la coopération opérationnelle est beaucoup plus fluide, notamment du fait de cultures militaires et d’analyses stratégiques proches. Toutefois, les divergences politiques, notamment vis-à‑vis des États-Unis et de l’Union européenne, demeurent, ce qui limite la portée de la coopération opérationnelle. Et ainsi le cycle d’alternance se perpétue.

Fondamentalement, ce cycle témoigne du problème de taille pour un pays comme la France : trop petit et faible pour imposer ses vues face à des partenaires qui lui sont comparables, et trop puissant pour admettre d’être un partenaire de second plan.

La France occupe une position particulière sur le continent : pleinement dans l’OTAN – à l’exception du Groupe des plans nucléaires –, elle a un discours très proeuropéen et fait montre d’un interventionnisme dynamique. Peut-elle ne pas être seule en Europe ?

La position stratégique particulière de la France n’est pas nouvelle, puisqu’elle remonte à la guerre froide. Depuis la fin celle-ci, il y a eu une adaptation des principes guidant l’action de la France aux nouvelles réalités, plutôt qu’un changement profond de ces principes, qu’il s’agisse de la projection de la puissance française, de l’indépendance de la dissuasion nucléaire, ou de la construction d’une autonomie stratégique européenne. Donc, cette position particulière et ces ambitions perdurent. Mais paradoxalement, alors qu’elle est une puissance mondiale avec de grandes marges de manœuvre politiques sur le plan intérieur, la France reste une puissance européenne de taille moyenne qui fait face à de nombreuses contraintes pour mener à bien sa grande stratégie ambitieuse. Elle doit pour agir avoir à son côté des partenaires, notamment européens. L’une des principales difficultés, alors, est effectivement de fédérer les volontés européennes autour d’une ambition commune qui soit à la hauteur de l’ambition française.

Outre l’héritage historique, la force des propositions – et parfois la dureté des lignes – française est sans doute aussi encouragée par le rôle institutionnel du président de la République, et les larges pouvoirs qui lui sont octroyés dans les affaires étrangères et dans la défense. Ils permettent au chef de l’État d’incarner et de porter de manière personnelle une « vision » de la France et de son rôle. On n’est pas dans une politique qui est issue d’un consensus ténu au sein d’une large coalition de partis ; et on n’est pas dans une ligne timorée.

Mais plutôt que de se retrouver réellement seule, ce qui se passe le plus souvent c’est que la France s’entoure d’alliés de circonstance, en fonction des dossiers ou des domaines d’action, au sein de l’UE, de l’OTAN, de l’ONU, ou en dehors. De fait, la France participe à de nombreux groupes au sein desquels elle espère exercer une influence. Au sein de l’OTAN par exemple, elle participe au P3 (qui réunit la France, le Royaume-­Uni et les États-­Unis), à la Quad (P3 plus Allemagne), ou encore à la Quint (Quad, plus Italie). Et il y a aussi des coalitions « ad hoc », comme quand après le sommet de Varsovie de 2016 la France s’est tournée vers l’Espagne, l’Italie et le Portugal pour pousser l’OTAN à s’intéresser non seulement aux développements à l’est, mais aussi au « flanc sud » et à la sécurité maritime en Méditerranée. Hors de l’OTAN et de l’UE, on voit aussi, dans le cas par exemple de l’initiative européenne d’intervention, cet effort de réunir un groupe y compris avec des partenaires relativement « nouveaux » pour la France (pays baltes, nordiques), pour tenter de converger vers une culture stratégique européenne partagée. On a d’autres exemples, sur le plan diplomatique, avec le « E3 », réunissant Paris, Londres et Berlin, etc. Reste, malgré ces efforts de la France pour se constituer des alliances systématiques, qu’elle se distingue effectivement par un mélange subtil et original d’ambitions et de positions qui n’a pas réellement d’équivalent en Europe.

La politique de défense française vous semble-t‑elle amenée à évoluer à l’avenir, notamment sous l’influence du « devoir faire plus avec autant » ?

Comme on l’a dit, la France a ajusté, et non pas réformé, ses grands principes stratégiques à la fin de la guerre froide. Cela a été possible parce que Paris était dans le camp des vainqueurs et que le « moment unipolaire » américain, qui a duré environ 25 ans, était au fond confortable pour une France qui pouvait se permettre de faire entendre une voix discordante tout en bénéficiant largement des avantages sécuritaires et économiques liés à son appartenance au monde occidental. Le retour de la compétition entre grandes puissances, les risques de conflit de haute intensité et l’efficacité stratégique limitée des interventions extérieures remettent en question le modèle d’armée expéditionnaire qui a été développé depuis la professionnalisation. Se posent notamment la question de la masse d’un modèle d’armée qui se veut complet, mais qui a tendance à souffrir de l’effet « armée d’échantillons » et de l’absence de stocks, et celle des coalitions au sein desquelles intervenir en cas de conflit majeur.

Plus largement, la recomposition du système international pose la question du positionnement de l’Union européenne – et de la France en son sein – dans ce que l’on voit émerger de la compétition sino-­américano-­russe. Une « voie médiane » entre les blocs nord-­américain d’un côté et sino-­russe de l’autre étant évidemment intenable du fait de l’importance des liens culturels, politiques et institutionnels transatlantiques (après tout, nous ne sommes pas alliés par hasard), la question de la nature de la contribution française à une posture collective de dissuasion et d’engagement vis-à‑vis de Beijing et de Moscou va se poser avec insistance. Alors que la puissance relative de la France au sein du système international décroît mécaniquement du fait de l’émergence d’autres acteurs, la tension structurelle entre appartenance de fait à un camp et désir d’exceptionnalisme va être de plus en plus forte.

Propos recueillis par Joseph Henrotin, le 1er juillet 2021<

Légende de la photo en première page : Des Rafale à Tahiti. La politique de défense française a connu nombre d’inflexions ces dernières années, mais ses fondamentaux n’ont pas réellement changé. (© C. Vernat/Armée de l’Air et de l’Espace)

Note

(1) Olivia Elkaim, « Hubert Védrine : “En Libye, j’aurais fait la même chose qu’Alain Juppé” », La Vie, 22 mars 2011.

Article paru dans la revue DSI hors-série n°79, « Numéro spécial Les armées françaises, nouveaux horizons, nouvelles ambitions  », Août-Septembre 2021.

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French Defence Policy Since the End of the Cold War, Alice PANNIER et Olivier SCHMITT, Coll. « Cass Military Studies », Routledge, Londres, 2020

À propos de l'auteur

Alice Pannier

Chercheuse et responsable du programme « Géopolitique des technologies » à l’Institut français des relations internationales (IFRI).

À propos de l'auteur

Olivier Schmitt

Professeur au Center for War Studies (SDU) et chef du département des études et de la recherche de l’IHEDN, coauteurs de French Defence Policy Since the End of the Cold War.

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