Les systèmes hypersoniques bénéficient d’une plus grande couverture de la part de la presse généraliste : les récents essais russes, chinois et nord-coréens et plus généralement l’accélération du rythme de ces essais attirent logiquement l’attention. Ayant produit un briefing de l’IFRI publié en juin dernier – que je vous invite évidemment à lire – j’ai récemment eu l’occasion d’être interviewé par L’Express sur la question. Les réponses les plus en phases avec l’actualité n’ont pas été reproduites, ce qui me donne l’occasion d’y revenir ici, en attendant notre prochain hors-série « Technologies 2022 » qui reviendra plus en profondeur sur l’état des différents programmes nationaux. Du reste, un certain nombre d’articles sur l’armement hypersonique sont également en ligne sur ce site.
Rappelons d’abord que tout système hypersonique vole au-delà de Mach 5 (grosso modo, 6 000 km/h). Il en existe deux catégories. D’une part, le missile de croisière hypersonique (HCM) vole bien plus vite qu’un missile de croisière classique, souvent subsonique. D’autre part, le planeur hypersonique (HGV) est lancé par un missile balistique. Une fois largué, il va « surfer » sur les hautes couches de l’atmosphère. Sa trajectoire sera donc moins prédictible, ce qui veut dire que s’en protéger sera moins aisé. En fonction de sa portée, il peut, paradoxalement, frapper plus ou moins rapidement qu’un missile balistique de portée équivalente. De fait, le terme « hypersonique » est trompeur : il met en avant la vitesse alors que c’est surtout la non-linéarité de sa trajectoire qui le caractérise.
Le journaliste posait la question de savoir « En quoi tout l’équilibre de la dissuasion nucléaire ou de la pratique de la guerre se trouve bouleversé ? » En réalité, la dissuasion elle-même n’est pas bouleversée par ces systèmes. Au contraire même, le but est souvent de faire en sorte que la charge arrive sur sa cible en dépit de la défense antimissile. Dès lors, la perspective d’une attaque est d’autant plus dissuasive ; la dissuasion est en quelque sorte « réassurée ». C’est le leitmotiv qui a présidé à la conception d’un stratégique comme l’Avanguard russe par exemple et sans doute la charge FOBS (Fractional orbital bombardment system) chinoise. Mais dans un certain nombre de cas de figure, l’arme est déstabilisante : le missile de croisière revalorise complètement des scénarios basés sur une première frappe de décapitation par exemple. Ce pourrait être le cas du 3M22 Zircon, qui peut recevoir une charge nucléaire ou conventionnelle et d’une portée annoncée de 1 000 km (et à confirmer). D’abord présenté comme antinavire, ses deux premiers essais ont concerné des frappes terrestres.
La « découverte sociale » du missile hypersonique peut également amener à y voir une rupture. Ainsi, le journaliste posait la question du « tournant (que) représente la révélation de l’essai chinois de cet été, du Zircon depuis des sous-marins et du missile hypersonique nord-coréen ? ». Le cas chinois de ces derniers jours est intéressant parce que la charge, dite fractionnelle (FOBS), permet une mise en orbite partielle, ce qui permet d’arriver vers les Etats-Unis par le sud, soit là où leurs capteurs de détection de missiles (radars au sol et satellites SBIRS) offrent une couverture moindre. La détection du lancement peut avoir lieu, mais son suivi sera moins évident, avec pour conséquence un calcul plus tardif – et un préavis moindre – des zones attaquées. Dans le cas russe, c’est la poursuite d’un programme d’essais entamé en 2019. Moscou n’a jamais fait mystère que ses Zircon, qui ont une fonction antinavire et d’attaque de cibles terrestres, seront embarqués sur des sous-marins et des navire de surface. Dans le cas nord-coréen, c’est une surprise. La Corée du Sud et le Japon avaient cherché à se prémunir de l’arsenal balistique de Pyongyang avec des systèmes antimissiles.
Ce qui amène à une autre question : « En quoi les missiles hypersoniques peuvent-ils faciliter l’éventuel conquête militaire de Taïwan par la Chine ? ». Les DF-17 de Beijing permettent de passer outre les défenses antimissiles de Taïwan, ce qui permet de les frapper. Une fois neutralisées, le gros des missiles balistiques de courte et moyenne portée « classiques » chinois peut être tiré en toute sécurité et détruire les postes de commandement, bases aériennes et navales, dépôts et autres cibles essentielles aux forces taïwanaises. Paralysées ou ralenties, les armées taïwanaises sont alors plus vulnérables. Cette question des capacités chinoises à envahir Taïwan sera d’ailleurs examinée dans la rubrique « La question qui fait débat » du DSI n°156.
In fine, s’ils offrent de réels avantages comparatifs, il faut prendre garde à voir dans les systèmes hypersoniques une « arme magique », un « game-changer » bouleversant les catégories classiques de la stratégie. Bon nombre de ces systèmes n’en sont encore qu’au stade de la mise au point – le FOBS chinois a largement raté sa cible et les deux essais « à tir réel » de l’AGM-183 américain ont été des échecs. La R&D progresse relativement rapidement, de sorte que la date prévisionnelle de mise en service de plusieurs système est annoncée pour la période 2023/2025.