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« Produire des effets et apporter des solutions stratégiques »

Par conséquent, l’interopérabilité avec nos alliés est fondamentale sous deux aspects : opérationnel et capacitaire. Aujourd’hui, la mission Lynx en Estonie constitue une belle occasion de développer notre interopérabilité opérationnelle. J’ai pu le constater sur place au mois d’août dernier. L’interopérabilité capacitaire se développe, avec nos alliés belges notamment, grâce au projet CAMO et à l’élargissement de la communauté SCORPION.

Dans cette logique, le nouveau concept d’emploi de forces terrestres s’attache à décrire l’emploi de l’armée de Terre dans la perspective d’un haut degré d’intégration interarmées et interallié.

La France est pourtant une puissance nucléaire…

Les armes nucléaires dont dispose la France sont « des instruments de dissuasion à des fins d’empêchement de la guerre ». Les forces nucléaires « garantissent chaque jour la protection du territoire et de la population et, au-delà, celle de nos intérêts vitaux », pour reprendre les mots du président de la République prononcés devant les stagiaires de l’École de guerre, en février 2020. La dissuasion participe à l’épisode de paix que nous connaissons.

Néanmoins, la possession de l’arme nucléaire et l’exercice de la dissuasion n’ont pas mis fin aux rapports de force et à la compétition entre États. C’est à la stratégie directe la plus dure qu’ils ont théoriquement mis fin. En effet, n’oublions pas que « l’antidote de la stratégie nucléaire, c’est la stratégie indirecte  », selon la formule du général Beaufre. La guerre indirecte entre compétiteurs de rang équivalent, même dotés de l’arme nucléaire, reste possible sous le seuil nucléaire. Nous le constatons aujourd’hui avec une situation de compétition permanente, exacerbée par les effets produits dans les champs immatériels. Le véritable enjeu dans les « zones grises » face à des stratégies hybrides est de gagner la guerre avant la guerre afin de maîtriser l’escalade vers la contestation ou l’affrontement. Forces nucléaires et forces conventionnelles « s’épaulent », selon l’expression du président de la République. C’est pourquoi il faut être crédible, être fort et disposer de capacités conventionnelles puissantes et polyvalentes bien articulées avec les forces nucléaires : des capacités de combat direct aux actions de renseignement ou d’influence dans la profondeur. Ne nous leurrons pas : nos compétiteurs sauront exploiter la moindre de nos faiblesses dans tous les espaces de conflictualité. Il faut donc l’anticiper et s’y préparer en renforçant nos capacités à agir sur l’ensemble de ce spectre.

L’armée de Terre se préparera donc encore à intervenir en cas de crise ?

L’armée de Terre joue un rôle central dans les processus de règlement des crises, hors du territoire national. Au-delà des menaces directes sur le territoire, et des intérêts de la France liés à de nombreux autres États par des alliances ou des accords particuliers, le développement de « trous noirs » et de graves crises sécuritaires dans des zones proches du continent européen ou de nos outre-­mer peut avoir des conséquences directes sur la stabilité de notre pays.

L’intervention des armées et d’une composante terrestre polyvalente doit être suffisamment puissante pour être décisive. Cette intervention est indispensable pour créer les conditions initiales d’un règlement de la crise, quelle que soit sa nature.

Aujourd’hui, au Sahel, avec la Task Force Takuba, la France joue un rôle moteur et d’intégration. Par le biais de cette coopération européenne, l’armée de Terre participe à l’ambition de la France d’être une puissance d’équilibre et une nation-­cadre, c’est-à‑dire de posséder cette capacité à travailler avec nos partenaires, à entraîner, à diriger et à inspirer confiance.

Par ailleurs, dans le cadre de la prévention des crises, les forces terrestres prépositionnées sont de véritables « sentinelles avancées » du pays. Elles constituent une capacité d’assistance aux pays partenaires dans les zones d’intérêt ou à proximité des départements et territoires d’outre-­mer, et de réponse immédiate en cas de nécessité. Ce fut le cas, en août dernier, en projetant à Kaboul depuis le 5e régiment de cuirassiers prépositionné aux Émirats arabes unis, une capacité de commandement et une section dans le cadre de l’opération « Apagan » d’évacuation de ressortissants et de civils afghans.

Mon général, vous avez cité le projet Vulcain« Apagan » ; comment l’armée de Terre envisage-t-elle la robotisation ?

Tout au long de notre histoire militaire, nous avons connu des changements de paradigme militaire : poudre, mécanisation, aviation, nucléaire, numérisation… L’armée de Terre pressent qu’en 2040 elle sera robotisée comme elle pressentait à la fin de la Première Guerre mondiale qu’elle allait devenir blindée. Une erreur serait de mal négocier le virage tactique, voire la rupture, porté par des évolutions technologiques.

Avec Vulcain, l’armée de Terre imagine l’emploi des systèmes automatisés à l’horizon 2040 et identifie dès à présent les possibilités offertes par l’innovation robotique. Cette réflexion s’appuie sur une expérimentation continue afin de ne pas être hors. Elle sera rythmée par des points d’étape planifiés sur un cycle de cinq ans. Tous les cinq ans, un bilan relatif à nos avancées, mais aussi à nos inévitables erreurs, sera établi. Vulcain est un projet de long terme qui cherche à combiner prospective, emploi et développement capacitaire. La première brique est la section robotique créée au 94e régiment d’infanterie à Sissonne.

Les possibilités d’emploi s’annoncent nombreuses. Laissons libre cours à notre imagination : plaçons-­nous dans le cadre d’une mission défensive et de contre-­mobilité. Imaginons que nous disposons de robots qui auraient la caractéristique d’être des obstacles mobiles. Allons plus loin et considérons que ces obstacles mobiles sont précédés d’autres robots en éléments d’observation, et qu’ils seront battus par les feux d’autres systèmes. Au-delà de l’innovation technologique, c’est l’approche même du champ de bataille qui est modifiée : front et profondeur ne seront plus à l’échelle des gabarits que nous connaissons. La robotisation aura incontestablement des effets multiplicateurs.

Ces travaux de réflexion et de prospective s’inscrivent dans un cadre éthique clairement défini par le rapport rédigé sous la direction de M. Bernard Pêcheur, président du comité d’éthique de la défense. Ce rapport trace les lignes rouges que nous nous fixons. L’une d’elles est capitale : le chef militaire restera décisif dans les actions les plus critiques, la France, comme l’a affirmé notre ministre le 10 mai dernier, refusant de confier la décision de vie ou de mort à une machine. Nos robots ne seront pas autonomes, ils seront commandés et contrôlés en permanence.

La France dispose d’une armée moderne et les progrès technologiques ne cessent d’améliorer les performances au combat. Quels sont selon vous les enjeux de l’armée de Terre de demain ?

Sans l’ombre d’un doute, les apports de la technologie et les transformations générées par la robotique et par l’intelligence artificielle offriront des opportunités nouvelles dans les combats. L’enjeu pour l’armée de Terre est de combiner un niveau technologique élevé et la masse nécessaire pour durer et peser au sein d’une coalition face à un adversaire de premier rang.

Mais il n’y a pas de saisie d’opportunité sans risque, sans contrepartie… Les effets des armes de nos adversaires seront encore amplifiés. C’est pourquoi, quelles que soient les évolutions des équipements, une de mes préoccupations principales est de préserver et de faire fructifier la richesse humaine et le socle des forces morales de notre armée de Terre. Le soldat demeure « l’instrument premier du combat » pour faire face aux chocs futurs et emporter la décision.

À la fin du XIXe siècle, le colonel Ardant du Picq a mené ses fameuses études sur le combat, à une époque où les conditions de la guerre se transformaient : première utilisation des trains, développement des communications avec le télégraphe, artillerie nouvelle particulièrement puissante, progrès rapides des fusils. À la lumière de ces évolutions technologiques, il constatait et déduisait : « Avec le perfectionnement des armes, des engins de jet, la puissance de destruction croît, le courage d’affronter devient plus difficile et l’homme ne change pas, ne peut pas changer  ». L’enjeu de la force morale est bien d’inspirer la crainte à l’adversaire, de faire en sorte que notre propre détermination soit supérieure à celle de l’ennemi. Il s’agit de courage, de capacité à maîtriser ses émotions, sa peur. Cette force morale se fonde sur l’esprit de corps, la fraternité d’armes, le sens donné à l’engagement et sa reconnaissance par la nation.

À mon sens, la primauté des forces morales reste indispensable pour vaincre. D’une part, il faut inlassablement densifier notre entraînement pour être dur au mal, fort physiquement, psychologiquement et moralement. D’autre part, pour disposer de soldats forts, il faut un environnement humain stable et serein. En raison de leur sujétion, nos soldats ne sont pas des citoyens comme les autres, même si leurs aspirations sont similaires : accès au logement, accès à l’éducation pour leurs enfants, conciliation du métier militaire avec la situation professionnelle du conjoint. Porter une attention accrue aux familles et à la qualité de l’environnement humain de nos soldats sera nécessaire afin de trouver l’équilibre entre l’exigence intrinsèque de nos sujétions, rendue plus aiguë par la dureté des affrontements ou des combats futurs, et la satisfaction de conditions de vie personnelle épanouissantes. C’est l’enjeu des nouveaux projets « forces morales » et « force de la communauté Terre » de ma Vision stratégique.

Dans les ambitions portées par votre Vision stratégique figure notamment la jeunesse. Que peut apporter l’armée de Terre aux jeunes Français ?

En effet, la jeunesse est au cœur de ma Vision stratégique. Elle en constitue un projet à part entière. L’armée de Terre, armée des territoires, bénéficie d’une image positive auprès de la population et des jeunes Français. Les sondages réalisés sur ce sujet sont révélateurs de cette appréciation. C’est le fruit du travail quotidien de nos soldats. À travers les opérations « Sentinelle » et « Résilience », les Français observent et mesurent au quotidien l’importance de l’action de l’armée de Terre.

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