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L’islam politique : définition et enjeux d’un mouvement pluriel

Lors d’un entretien accordé à France 24, le secrétaire général de la Ligue islamique mondiale (LIM), Mohammed al-Issa, a réaffirmé que « l’islam politique n’a sa place ni en France, ni ailleurs ». Comment peut-on définir ce concept d’islam politique ? Que signifie-t-il ?

H. Seniguer : Malgré de nombreuses conceptualisations scientifiques qui datent déjà de plusieurs années, dans la littérature française et anglo-saxonne, force est de constater que le flou persiste dans les débats médiatiques et politiques de notre pays. Le vocable est souvent utilisé pour disqualifier des personnes, groupes ou adversaires qui usent publiquement d’un référentiel musulman pour interpeller l’État ou les acteurs étatiques. Précisons davantage le propos : scientifiquement, « islam politique » est synonyme d’islamisme, autrement dit l’idéologisation de l’islam sous-tendue par un projet politique, de société et d’État alternatif au modèle occidental. Ses promoteurs, qu’on appelle communément « les islamistes », sont des « intégraux » ou « intégralistes ». En d’autres termes, ils estiment que l’islam a réponse à tout en matière politique, économique, éducative et culturelle. Mais, pragmatiques, en fonction des sociétés où ils évoluent et des séquences historiques, ces acteurs peuvent se révéler minimalistes (comme c’est le cas de la fédération Musulmans de France) ou maximalistes dans leurs revendications (comme c’est le cas encore actuellement des talibans afghans, entre autres), légalistes ou violents suivant les pays et les acteurs concernés. Ils ne se ressemblent donc pas toujours trait pour trait. Or, justement, dans ces débats, il y a deux biais prégnants : un conservateur musulman contestataire de décisions ou de déclarations politiques, ou pourfendeur de « l’islamophobie », peut être rapidement assimilé à un islamiste, d’une part ; et d’autre part, un islamiste même légaliste, réel ou présumé, peut être jugé idéologiquement complice du terrorisme qui a décimé la rédaction de Charlie Hebdo ou la salle de spectacles du Bataclan en 2015. Et sa dénonciation du terrorisme, répétée, n’y changera rien. Enfin, je tiens à préciser que le secrétaire général de la LIM fait lui-même de la politique au nom de l’islam.

Ennahda en Tunisie, les Frères musulmans en Égypte… Les couleurs de l’islam politique semblent beaucoup varier. Quels sont les principaux courants existants et leurs protagonistes ?

Il m’est d’avis qu’il faut rappeler, d’abord et avant tout, le dénominateur commun à l’ensemble de la mouvance islamiste, violente ou non, avant de scruter, plus en détail et finement, les différences éventuelles — qui peuvent être grandes. Quel est ce dénominateur commun ? Je l’ai indiqué plus haut : c’est l’intégralisme, c’est-à-dire l’idée que l’islam est un remède universel aux scories politiques, économiques, éducatives et culturelles des sociétés, au premier chef de celles qui souffriraient de matérialisme et « d’absence » de Dieu ; que le salut de l’individu et des hommes passe par un retour à l’application plus stricte d’obligations religieuses, en privé et en public. En outre, il y a deux préalables méthodologiques à toute étude qui prend pour objet l’islamisme. Ils tiennent en deux mots : contextualisation et historicisation. Autrement dit, il n’est jamais pertinent de parler d’islamisme ou de Frères musulmans égyptiens — qui en sont les véritables fondateurs au travers de la figure de proue de Hassan al-Banna (1906-1949) — de façon générale. Par souci de concision, il faut distinguer me semble-t-il cinq types d’islamisme observables aujourd’hui, notamment en contexte arabe :

• un islamisme institutionnel ou institutionnalisé (Ennahda en Tunisie, le Parti de la justice et du développement au Maroc, etc.) ;

• un islamisme d’opposition, dissident, mais pas nécessairement violent (Justice et Bienfaisance au Maroc), qui ne reconnaît pas, et qui n’est pas reconnu par le pouvoir central ;

• un islamisme hybride, qui associe action politique légale, et action militaire, à l’instar du Hamas en Palestine et du Hezbollah au Liban ;

• un islamisme pacifique et minoritaire comme en France, qui ne revendique pas de parti politique et qui n’a pas l’ambition de faire reconnaître à l’État la loi islamique, à l’instar de Musulmans de France ;

• un islamisme radical qui recourt au terrorisme et/ou à la violence débridée, à l’image du Djihad islamique en Palestine, d’Al-Qaïda et de ses différents avatars dans la péninsule Arabique, au Proche-Orient ou en Afrique.

En outre, certains islamistes ont un agenda national quand d’autres poursuivent un agenda international.

Pourquoi est-il considéré comme un danger dans certains pays ?

Cela s’explique par différentes raisons : selon ses caractéristiques, la disposition de ses hommes, le type d’idéologie islamiste mis au travail, il peut se révéler hautement dangereux et mortifère lorsqu’il revêt une forme terroriste. D’autres fois, c’est plus ambigu : quand l’Arabie saoudite déclare les Frères musulmans organisation terroriste en 2014, ce n’est pas en raison de l’idéologie conservatrice de ces derniers — qu’elle a d’ailleurs longtemps promue et financée —, mais parce que les islamistes légalistes, et le Qatar qui les soutient, deviennent des rivaux régionaux. À terme, ils menacent possiblement la pérennité du régime des Al Saoud, à l’intérieur de ses propres frontières. Notons tout de même que l’Arabie est encore aujourd’hui, en matière religieuse, hyper conservatrice nonobstant quelques changements annoncés. Quand Israël et ses alliés, individuels ou étatiques, tancent l’islamisme quelle qu’en soit la forme, légaliste ou violente, c’est pour accréditer l’idée que les islamistes, ontologiquement, et plus encore en Palestine, où ils sont effectivement influents, souhaitent indistinctement la destruction de l’État hébreu et seraient forcément contre un règlement pacifique du conflit territorial. Or, le Hamas, objectivement, reconnaît depuis quelque temps Israël (alors que le Likoud, par exemple, refuse la création d’un État palestinien), admet les frontières de 1967 et les résolutions de l’ONU. Ce parti ne conduit à notre connaissance aucune entreprise terroriste en Europe de l’Ouest ou aux États-Unis, dans la mesure où son agenda est justement islamo-nationaliste et commandé par des réalités locales qui, par définition, ne sont pas transposables. Je ne méconnais toutefois pas le versant exclusiviste, violent, complotiste et antisémite de sa Charte de 1988. Mais le pragmatisme conduit ses leaders à tenir compte d’un rapport de forces qui lui est largement défavorable face à la puissance de feu israélienne, ainsi qu’à accepter, bon gré mal gré, de mettre entre parenthèses ou à distance l’idéologie, dans sa version maximaliste.

Selon François Burgat, « en luttant contre l’islam politique, l’Occident démocrate se trompe dangereusement de cible ». Qu’en pensez-vous ?

Une fois encore, cela dépend des islamismes. Si les acteurs islamistes sont violents, usent d’une rhétorique guerrière ou de moyens illégaux, je vois difficilement ce qui pourrait rendre illégitime une lutte ou une réplique de la part de « l’Occident », surtout quand ceux-là frappent ou tuent des cibles occidentales, des civils notamment, en France, en Espagne, au Royaume-Uni, etc. Par ailleurs, je ne trouve pas illégitime pour ma part que les islamistes, ceux qui ne prônent pas ou n’exercent pas la violence, puissent mener des activités politiques, tout en continuant à être considérés potentiellement comme des adversaires. C’est le jeu du dissensus démocratique. Je rejoins mon collègue sur deux points, avec toutefois une divergence majeure. Premièrement, dès que les islamistes respectent les règles du jeu démocratique, qu’ils sont élus, à la régulière par une majorité de citoyens, il n’y a pas grand sens à se détourner du verdict des urnes, comme ce fut le cas en Algérie au début des années 1990, par exemple. (Le « remède », policier et militaire, est parfois pire que les maux présupposés). Deuxièmement, l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord ont tendance à sous-estimer (ou à feindre d’ignorer) le fait que la répression des islamistes par les régimes autoritaires, qui sont leurs partenaires, affecte également toutes les oppositions critiques desdits régimes, fussent-elles non islamistes. Dans le cas précis des élections en Palestine, l’Union européenne et les États-Unis avaient alors boycotté le Hamas, sorti victorieux en 2006, à la loyale donc, d’élections initialement encouragées par « la communauté internationale ». On ne favorise jamais les aspirations démocratiques sur le mépris de la vox populi, quoi que l’on puisse penser par ailleurs de l’idéologie islamiste. Et on peut en penser le plus grand mal, pourquoi pas ? Quelle est donc la divergence avec François Burgat ? Ce dernier a tendance à naturaliser l’islam politique, à en faire le prolongement ultime et légitime d’un islam qui serait non dénaturé par les intrusions et l’hégémonie occidentales. De ce point de vue, le bon islam serait un islam contestataire, d’opposition aux politiques établies, et hyper normé ; en d’autres mots : l’islam des islamistes. C’est pourquoi Burgat n’évoque ni ne critique jamais l’idéologie portée par les islamistes — que ce soit à travers le discours stigmatisant, voire les comportements discriminatoires à l’égard des minorités religieuses ou sexuelles, ou les saillies antisémites de certains leaders de la mouvance, par exemple. Pour lui, cela est en quelque sorte quantité négligeable… La violence symbolique et/ou physique des acteurs de l’islam politique est presque systématiquement passée sous silence, au profit de la (seule) violence étatique ou internationale dont ils seraient eux-mêmes victimes ! Il y a enfin un problème d’ordre sociologique : Burgat raisonne comme si les musulmans pratiquants nourrissaient forcément le même regard que lui sur l’islamisme.

En France, plusieurs partis politiques musulmans existent, quel poids ont-ils ? Peuvent-ils être instrumentalisés ?

On ne peut pas dire qu’il existe « plusieurs partis politiques musulmans ». Cela reste un phénomène minoritaire et éminemment marginal. Vous faites sans doute référence à l’Union des démocrates musulmans français (UDMF) fondée en 2012.

Avant de développer davantage ma réponse, je perçois en France, comme suggéré précédemment, une hypersensibilité sur les questions liées de près ou de loin à la visibilité de l’islam et des musulmans dans l’espace public. Un individu qui affiche publiquement son islamité, et plus encore s’il s’engage en politique, est soupçonné, peu ou prou, d’islamisme…
Quelle est l’identité ou quel est l’ADN du mouvement précité ? Il est vrai que ses fondateurs reconnaissent l’avoir créé « suite au constat tragique que le “musulman” était devenu un argument électoral majeur et récurent dans la vie politique de notre pays ». De cette façon, ils peuvent donner l’impression, à tort ou à raison, d’être engagés sur la voie d’une mobilisation de nature confessionnelle ou communautaire. Ils dénoncent surtout l’instrumentalisation politique du musulman et de l’islam, perçus en tant que « cinquième colonne » ou « ennemis de l’intérieur » dans un certain discours public. Mais passé cette observation liminaire, il faut reconnaître que l’UDMF est loin de prôner une quelconque application de « la loi islamique ». Il dit vouloir s’attaquer à « la crise sanitaire et économique, [à l’]accroissement de la dette publique, [à l’]explosion du chômage et des inégalités, [à la] délocalisation, [à l’]exil fiscal, [à la] précarité, [au] logement, [à l’] insécurité » (1).

Ce parti s’est déjà présenté à des élections mais a récolté à chaque fois de très faibles résultats, ce qui montre d’ailleurs que jusque chez les musulmans électeurs, il ne séduit pas, tant s’en faut… Aux élections régionales dernières, le parti, qui s’est présenté sous la bannière « Agir pour ne plus subir », a de nouveau enregistré de très faibles résultats, n’atteignant jamais les 5 % fatidiques. Bref, ce parti n’a d’aucune manière les moyens d’une hégémonie, si telle fut véritablement son intention, ce dont je doute.

Selon le politologue Olivier Roy, l’islam politique serait voué à l’échec et serait en perte de vitesse. Quelle est concrètement la situation ? Qu’en pensez-vous ?

J’ai déjà eu l’occasion de discuter la thèse de l’échec de l’islam politique, séduisante et robuste à bien des égards. Elle est ambigüe et autorise toutes sortes d’interprétations. Elle fut énoncée pour l’une des toutes premières fois en France en 1992 dans un ouvrage du même nom. Elle postule une sorte de fin de l’Histoire, comme d’autres avaient pronostiqué l’extension du modèle de la démocratie libérale capitaliste à l’échelle de la planète. Il faut reconnaître une subtilité à Olivier Roy et lui rendre justice au moins sur un point : il n’a jamais soutenu l’idée que les islamistes ne gagneraient ou ne gagneront jamais [plus] des élections. Mais compte tenu de la répression des régimes autoritaires, les marges de manœuvre des islamistes s’en trouvent forcément limitées. En outre, des apories consubstantielles à leur idéologie apparaissent, dont une principale : l’État islamique, désiré par les islamistes, présuppose des individus vertueux afin de voir le jour. Mais ces mêmes individus, pour atteindre la vertu, doivent être encadrés par un État islamique digne de ce nom… C’est le serpent qui se mord la queue.

Sur le terrain, les acteurs de l’islam politique continuent d’être une force sociale et politique de premier plan, avec une réelle capacité de mobilisation. Ils participent à des élections et les remportent même, fût-ce à la majorité relative. Ils exercent quelquefois des responsabilités gouvernementales et/ou municipales, comme au Maroc ou en Turquie, entre autres. Mais il est vrai que, la plupart du temps, ils sont « digérés » par les régimes en place, en particulier autoritaires ou semi-autoritaires, à l’instar de l’Algérie et du Maroc. C’est ce qui explique les limites de leur action, sans parler de leurs difficultés à satisfaire l’électorat ou leurs concitoyens, en termes socioéconomiques. Les islamistes, contrairement à ce qu’affirme Olivier Roy, ont beaucoup gagné du point de vue culturel, car ils ont énormément influencé les comportements religieux de leurs coreligionnaires et concitoyens, même s’ils ne sont pas parvenus, une fois au plus haut sommet du pouvoir, à concrétiser toutes leurs revendications passées ou présentes en matière d’observance rituelle et d’extension des domaines d’islamité. Ils ont réussi, sinon à imposer à eux seuls, du moins à enraciner et à diffuser une version éminemment conservatrice de la religion musulmane ; et ça, c’est vraiment leur plus grand succès. C’est ce qu’Olivier Roy appelle le « néo-fondamentalisme ».

À propos de l'auteur

Haoues Seniguer

Maître de conférences en science politique à Sciences Po Lyon, directeur adjoint de l’Institut d’études de l’islam et des sociétés du monde musulman (IISMM) et chercheur au laboratoire Triangle, UMR 5206, Lyon.

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