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L’Arabie saoudite : leader naturel du monde musulman ?

Ce rappel historique est significatif de deux façons. Il illustre d’abord la difficulté du régime saoudien à réprimer une révolte religieuse. Ensuite, il ouvre un précédent historique : les mesures répressives instaurées par Daech recoupent les pratiques religieuses et militaires des Ikhwân. L’islam salafiste est incontestablement un pilier du régime saoudien, s’il ne contrevient pas aux intérêts de la dynastie, comme on a pu le voir en 1979 (3) et avec les attentats salafistes sur le sol saoudien.

Alors que l’Arabie saoudite abrite deux des lieux les plus sacrés de l’Islam — La Mecque et Médine —, comment la famille Saoud s’est-elle arrogée la protection des lieux saints de l’Islam ? Quelle influence cela procure-t-il au royaume saoudien ?

Les Saoud ont dû se faire reconnaitre religieusement comme maîtres des lieux saints par les autres pays musulmans. Un congrès islamique s’est tenu à La Mecque en juin 1926, avec 69 délégués venus du monde entier : Inde, Égypte, URSS, Java, Palestine, Liban, Syrie, Soudan, Najd, Hedjaz, Asir, Afghanistan, Yémen ou autres. Certaines délégations se retirèrent, et celles qui choisirent de rester ne purent que lui reconnaître le nouveau statut de « protecteur des Lieux Saints ». L’acquisition du Hedjaz lui confère aussi des rentrées pour son Trésor. En effet, le hajj — le pélerinage vers La Mecque — génère près de deux millions de livres sterling par an.

Le contrôle des deux lieux saints de l’Islam donne une légitimité politico-religieuse et un prestige sans égal que le Royaume cultive depuis sa création. Le pèlerinage est le cinquième pilier de l’islam. En 2019, avant la pandémie, on comptait 2,5 millions de pèlerins venus du monde entier chaque année. En 2021, seuls 60 000 Saoudiens vaccinés y ont été autorisés. Il faut rappeler que La Mecque était déjà un lieu de pèlerinage antéislamique, notamment autour de la Pierre noire (probablement une météorite) et du mont Arafat. Les premiers rites de prières musulmanes se faisaient en direction de Jérusalem. Il semble que ce soit en l’an 10 de l’Hégire (629) qu’a eu lieu le premier pèlerinage musulman officiel en présence du Prophète.

En 2016, le Guide suprême iranien appelait les musulmans à réfléchir sérieusement à la gestion des lieux saints situés en Arabie. Une remise en cause du contrôle saoudien sur les lieux saints et le hajj est-elle réellement envisageable ? Outre l’Iran, d’autres voix critiques se sont-elles fait entendre ?

Pour comprendre la position iranienne, il faut revenir en arrière. L’année 1979 fut une année maudite pour le royaume saoudien. En février, la révolution iranienne éclate et Khomeini, un Persan qui revendique le leadership du monde arabo-musulman, arrive au pouvoir. En juillet, la Grande Mosquée sera occupée par des étudiants en religion du Grand Mufti Ibn Baz. Le royaume s’avère incapable de libérer le lieu et doit faire appel au GIGN français. Enfin, en décembre, l’Union soviétique envahit l’Afghanistan, ce qui va provoquer l’exportation de ces nouveaux radicaux. Longtemps, le contingent saoudien sera le plus important parmi les étrangers combattant aux cotés des moudjahidines. 

Quelques années plus tard, lors du pèlerinage de 1987, 150 000 pèlerins iraniens manifestent devant le mont Arafat, contre le « Grand Satan » — les États-Unis. Bilan : 402 morts (dont 275 Iraniens et 85 policiers saoudiens). Khomeini lance alors l’anathème contre la famille saoudienne, incapable selon lui d’assurer la sécurité du pèlerinage. Il emploie des mots très durs : « les oulémas de l’Islam (doivent) trouver une solution au problème de la garde des lieux saints que la dynastie wahhabite, lâche et dépourvue de raison, est incapable d’assurer… Les Wahhabites lâches et incroyants ont toujours été une épée enfoncée dans le dos des musulmans… La dynastie saoudienne est le valet des États-Unis et est contre l’islam » (4). Les diatribes entre Téhéran et le régime saoudien se répètent régulièrement et montent d’un cran. Les pèlerins iraniens se retrouvent privés de pèlerinage à La Mecque pour la première fois depuis 30 ans, et c’est dans ce contexte qu’Ali Khamenei est venu relancer l’idée d’une gestion collective des lieux saints. Les critiques dans le reste du monde musulman sont plus concentrées sur la dynastie que sur le contrôle des lieux saints. L’Algérie, par exemple, considère que c’est la diffusion du salafisme soutenu par Riyad qui est responsable des dix années de guerre civile qu’a connues le pays.

Dans quelle mesure le royaume saoudien fait-il une utilisation politique de l’islam ? Comment s’exprime le soft power religieux saoudien ? Peut-on parler de « diplomatie religieuse » ?

J’ai essayé de démontrer dans mon livre Dr Saoud et Mr Djihad que le Royaume avait inscrit dans sa charte fondatrice — mission exercée sans relâche depuis — la propagation de l’islam dans sa version wahhabite. La diplomatie religieuse est assumée comme telle par le régime. Elle fut d’abord tournée contre le président égyptien Nasser (5) et le socialisme arabe, alors grande cause mobilisatrice dont Nasser est le leader incontesté. Ce dernier a employé des mots très durs à l’encontre des monarchies du Golfe et en particulier de l’Arabie. En réplique, Riyad va créer la Ligue islamique mondiale en 1962, par opposition à la Ligue Arabe, puis l’université islamique de Médine, pour concurrencer l’Université cairote Al Azhar. Ce sont ces structures localisées en Arabie et dirigées par des Saoudiens qui constituent le véritable soft power saoudien. En France par exemple, les mosquées financées directement par les Saoud sont peu nombreuses, alors que l’essentiel des autres sont financée par la Ligue islamique mondiale, qui n’est qu’un faux-nez du régime.

Quels sont les objectifs de cette influence religieuse ? Et quels en sont les résultats ?

Historiquement, il s’agissait de lutter contre le socialisme arabe, ce qui satisfaisait assez les Occidentaux, car ils voyaient en Nasser et les autres leaders des alliés de l’URSS. Puis, avec la crise du pétrole en 1973, les Saoudiens changent de pointure et deviennent plus vindicatifs contre les Occidentaux. Les moyens financiers permettent de mondialiser leur diplomatie religieuse, encore tournée vers l’Afrique subsaharienne. Notons que le chef des Musulmans du Mali, Mahmoud Dicko, qui dénonce la présence française dans le pays et qui a refusé de condamner l’attentat contre l’Hôtel Radisson Blu de Bamako, le 20 novembre 2015 (22 morts), est un ancien étudiant de l’Université islamique de Médine.

Alors que Riyad se dit leader du monde islamique, la Turquie et le Qatar — qui soutiennent les Frères musulmans — ne semblent pas l’entendre de cette oreille. En parallèle, l’Iran domine le monde chiite, l’Indonésie est le pays comptant le plus de musulmans au monde et l’Inde est appelée à devenir en 2050 le premier pays musulman au monde. L’Arabie saoudite peut-elle rester le leader du monde islamique dans les années à venir ?

Votre analyse est exacte. C’est d’autant plus un problème que, dans un premier temps, Riyad avait accueilli les Frères musulmans persécutés par Nasser. La rupture est venue lorsque les Frères ont soutenu le président irakien Saddam Hussein contre la coalition occidentale lors de l’invasion du Koweït. Le Qatar, le « nouveau riche » du Golfe, les accueillera, et la Turquie d’Erdogan, qui lui aussi souhaite assumer le leadership du monde sunnite, fera de même. À mon avis, l’Indonésie n’est pas un rival pour le moment.

Le 1er juin 2021, le ministre saoudien des Affaires islamiques ordonnait aux mosquées de baisser le volume de leurs haut-parleurs au tiers de leur puissance maximale. Comment le Royaume peut-il combiner sa volonté d’ouverture sur l’Occident et celle d’être le leader du monde islamique ?

Gadget ! Comme l’autorisation de conduire accordée aux femmes. L’Arabie et la monarchie ont été davantage critiqués et blâmés suite à l’horrible assassinat de Jamal Kashoggi (6) qu’après les attaques du 11-Septembre, qui pour rappel impliquaient 15 Saoudiens sur 19 terroristes. C’est la Turquie, en révélant les images vidéo du consulat d’Istanbul, qui a empêché le tour de passe-passe qui avait amnistié Riyad du 11-Septembre. Directement impliqué dans l’exécution de Kashoggi, le prince Mohamed ben Salmane (MBS) a été battu froid par Joe Biden qui, lors de sa visite à Riyad, n’a rencontré que le Roi, et pas le Prince héritier.

À propos de l'auteur

Pierre Conesa

Agrégé d'histoire et ancien élève de l'ENA, ancien membre du Comité de réflexion stratégique du ministère de la Défense. Auteur de Dr Saoud et Mr Djihad : la diplomatie religieuse de l’Arabie saoudite (Robert Laffont, 2016) et de Le Lobby saoudien en France : comment vendre un pays invendable (Denoël, 2021).

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