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La reconquête du Haut-Karabagh : une victoire pour la Russie ?

L’un des éléments les plus étonnants de la victoire diplomatique de la Russie consiste à avoir pu imposer une solution temporaire, non seulement en outrepassant le groupe de Minsk, mais en ayant pu formellement tenir à l’écart la Turquie de la table des négociations, ce qui semblait a priori invraisemblable compte tenu du rôle actif qu’elle a joué dans cette guerre. Cette absence ne signifie pas cependant qu’il n’y a pas eu de coordination étroite, bien au contraire. Il faut garder à l’esprit que la reconfiguration des rapports de force entre la Russie et la Turquie, qui se déroule simultanément sur d’autres théâtres, en Syrie et en Libye, repose sur une compréhension partagée de la situation : une confrontation directe priverait l’un et l’autre de la capacité d’atteindre ses objectifs stratégiques, comme le soulignait d’ailleurs Fyodor Lukyanov (6). Depuis la construction des gazoducs Blue Stream et South Stream, les deux doivent notamment protéger une collaboration particulièrement vitale dans le secteur gazier.

La meilleure façon de convaincre la Turquie de ne pas s’immiscer davantage dans la guerre était de lui concéder la possibilité de développer un réseau de transport terrestre reliant le pays à l’Azerbaïdjan, ce que prévoient les accords de cessez-le-feu. C’est là un objectif auquel Erevan n’aurait jamais consenti avant de faire face au spectre d’une chute imminente du Stepanakert.
Parallèlement, pour dissuader l’Azerbaïdjan d’occuper tout le Haut-Karabagh, ce qu’elle avait alors clairement les moyens de faire, la Russie a certes fait valoir l’avantage d’un accord qui consacrait tout de même d’importants gains territoriaux, tout en maintenant intacte cette relation mutuellement avantageuse construite avec elle. Mais le Kremlin n’a certainement pas hésité non plus à brandir la menace d’une intervention armée en cas de désaccord. L’Azerbaïdjan a dû publiquement s’excuser d’avoir accidentellement abattu un hélicoptère russe au-dessus du territoire arménien, incident qui aurait pu servir de prétexte à une riposte russe. Le contenu des échanges à huis clos n’est pas dévoilé, mais il est significatif, relevait le New York Times, que la conclusion de l’accord soit survenue dans les heures qui ont suivi l’incident dans lequel deux soldats russes ont perdu la vie (7).

En définitive, le déploiement des soldats de maintien de la paix relève d’une solution de dernier recours qui demeure hasardeuse. Le processus de délimitation précise des frontières provoque çà et là des échauffourées qu’il pourrait être difficile de circonscrire. Le spectre d’une présence militaire accrue de la Turquie demeure entier, même si celle-ci fait preuve de retenue pour le moment. Par ailleurs, si l’orthodoxie est un facteur historique de proximité entre Russes et Arméniens, et que les premiers sont actuellement accueillis dans le Haut-Karabagh comme des sauveurs et des protecteurs, il n’est pas acquis que Moscou saura contraindre l’Arménie à honorer son engagement sur de nouveaux liens terrestres azéro-turcs. Le gouvernement est fragilisé par la défaite militaire, et les troubles politiques intérieurs pourraient bien compromettre l’ouverture du corridor de Zanguezour.

Le plus gros obstacle à la paix est encore et toujours l’incapacité des parties à envisager une solution mutuellement acceptable pour le statut futur de l’enclave arménienne. La résolution du conflit à l’intérieur des frontières internationalement reconnues de l’Azerbaïdjan constitue une constante dans la position russe, et rien n’indique que cela puisse changer prochainement. En même temps, l’aide russe fournie par la Russie à l’Arménie pour la modernisation de son armée en fait un arbitre qui semble peu fiable pour la partie adverse, et celle-ci pourrait bien être tentée d’exiger le départ des troupes de maintien de la paix après la période de cinq ans prévue dans l’accord de cessez-feu (8). Toutes les conditions seraient alors de nouveau réunies pour une reprise des combats.

Notes

(1) Jack Losh, « Russian Troops in Nagorno-Karabakh ‘Clearly a Win for Moscow’ », Foreign Policy, 25 novembre 2020 (https://​foreignpolicy​.com/​2​0​2​0​/​1​1​/​2​5​/​r​u​s​s​i​a​n​-​t​r​o​o​p​s​-​n​a​g​o​r​n​o​-​k​a​r​a​b​a​k​h​-​p​e​a​c​k​e​e​p​e​r​s​-​w​i​n​-​m​o​s​c​o​w​-​a​r​m​e​n​i​a​-​a​z​e​r​b​a​i​j​an/).

(2) La pétrolière est dirigée par le russo-azéri Vaguit Alekperov, ancien sous-ministre soviétique originaire de Bakou, ce qui a certainement facilité les choses.

(3) Article 4 du Traité de sécurité collective signé le 15 mai 1992 à Tachkent entre six États membres de la CEI (Arménie, Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan, Russie et Tadjikistan).

(4) Joshua Kucera, « Pashinyan calls for unification between Armenia and Karabakh », Eurasianet, 6 août 2019 (https://​eurasianet​.org/​p​a​s​h​i​n​y​a​n​-​c​a​l​l​s​-​f​o​r​-​u​n​i​f​i​c​a​t​i​o​n​-​b​e​t​w​e​e​n​-​a​r​m​e​n​i​a​-​a​n​d​-​k​a​r​a​b​akh).

(5) Fatma Ben Hamad, « Videos shared on social media show Syrians sent to fight in Nagorno-Karabakh », The Observers/France24, 26 octobre 2020 (https://​observers​.france24​.com/​e​n​/​2​0​2​0​1​0​2​6​-​v​i​d​e​o​s​-​s​h​a​r​e​d​-​s​o​c​i​a​l​-​m​e​d​i​a​-​s​h​o​w​-​s​y​r​i​a​n​s​-​s​e​n​t​-​f​i​g​h​t​-​n​a​g​o​r​n​o​-​k​a​r​a​b​akh).

(6) Fyodor Lukyanov, « America no longer ‘a neighbor to every country on Earth’ — Surprise Armenia/Azerbaijan peace deal evidence of changing world order », Russia in Global Affairs, 11 novembre 2020 (https://​eng​.globalaffairs​.ru/​a​r​t​i​c​l​e​s​/​n​o​-​l​o​n​g​e​r​-​n​e​i​g​h​b​or/).

(7) Anton Troianovski et Carlotta Gall, « In Nagorno-Karabakh Peace Deal, Putin Applied a Deft New Touch », New York Times, 1er décembre 2020 (https://​www​.nytimes​.com/​2​0​2​0​/​1​2​/​0​1​/​w​o​r​l​d​/​e​u​r​o​p​e​/​n​a​g​o​r​n​o​-​k​a​r​a​b​a​k​h​-​p​u​t​i​n​-​a​r​m​e​n​i​a​-​a​z​e​r​b​a​i​j​a​n​.​h​tml).

(8) Taras Kuzio, « How Russian ‘Peacekeeping’ Could Reignite Tensions Nagorno-Karabakh », National Interest, 22 juin 2021 (https://​nationalinterest​.org/​b​l​o​g​/​b​u​z​z​/​h​o​w​-​r​u​s​s​i​a​n​-​p​e​a​c​e​k​e​e​p​i​n​g​-​c​o​u​l​d​-​r​e​i​g​n​i​t​e​-​t​e​n​s​i​o​n​s​-​n​a​g​o​r​n​o​-​k​a​r​a​b​a​k​h​-​1​8​8​308).

Légende de la photo en première page : Il y a un an, l’Arménie et l’Azerbaïdjan s’affrontaient pour la seconde fois depuis la chute de l’URSS. Le 10 novembre 2020, après 44 jours de combats et plus de 6000 morts, un cessez-le-feu négocié par la Russie fut conclu entre les belligérants. Arméniens et Azéris ont interrompu les combats, mais le statut juridique du Haut-Karabagh n’est pas défini pour autant, et le rôle accru de puissances régionales rivales dans la région complique la donne. (© Shutterstock)

Article paru dans la revue Diplomatie n°112, « Caucase : un territoire stratégique au carrefour des empires », Novembre-Décembre 2021.
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