Prospective et innovation

L’anti-guerre du futur

On semble avoir enfin trouvé un modèle prédictif. C’est une erreur. La première anomalie survient en 1969, lorsque l’on se trouve obligé de mener une guerre de plusieurs années contre une organisation armée dans un pays étranger, le Tchad en l’occurrence. Cela était pourtant prévisible, mais on ne l’a pas envisagé parce que l’on avait refoulé cette hypothèse après la guerre d’Algérie. On reproche aux armées de toujours préparer les combats de la guerre précédente. C’est faux, les armées préparent les combats probables qu’elles souhaitent et refoulent les autres. C’était le cas de la contre-insurrection. On surmonte la difficulté par des adaptations, mais, une fois la guerre terminée et gagnée, on s’empresse de nouveau de l’oublier après 1972.

La deuxième anomalie survient au début des années 1980 avec la confrontation simultanée avec la Libye, l’Iran et la Syrie. Pas de guerre cette fois, mais une pression sous le seuil de l’affrontement ouvert et général. On réussit contre la Libye, en plaçant des forces en posture dissuasive (GTIA, groupements tactiques interarmes) au centre du Tchad pour protéger sa partie sud et Ndjamena, et en aidant l’armée nationale tchadienne à conquérir le nord. On échoue contre l’Iran et la Syrie qui nous agressent dans le champ totalement imprévu des actions clandestines au Liban et même à Paris en 1986. Nous ne trouvons pas de riposte et cédons aux exigences de l’ennemi, en considérant ce mode de conflit comme un cas particulier également à oublier.

C’est alors que surviennent, non plus des anomalies, mais des ruptures. La première est l’effondrement du bloc soviétique, quelques années seulement après un retour en force de l’idée d’une invasion de l’ouest de l’Europe par les forces du Pacte de Varsovie. En 1987, deux ans avant la chute du mur de Berlin, le roman Tempête rouge de Tom Clancy paraît à tous comme une description très réaliste et probable de la « guerre future » en Europe, avec des combats que l’on imagine alors conventionnels. Ces combats ont finalement bien lieu en 1990-1991, mais contre l’armée irakienne et pas contre l’Armée rouge, ce qui prend la France complètement au dépourvu, puisque nous n’avons jamais prévu d’engager des forces très importantes hors d’Europe.

La vision du discours de 1961 se trouve cette fois obsolète après avoir résisté pendant trente ans, un record. Exit les scénarios subtils et terrifiants de guerre nucléaire. La force de frappe nucléaire est réduite de moitié, mais conservée par précaution. Exit les combats de chars dans la trouée de Fulda en Allemagne. La 1re armée française est dissoute et ses forces réduites des trois quarts. En avant donc vers l’intervention, branche secondaire devenue prioritaire. Mais pas n’importe quelle intervention non plus. Il n’y a au début des années 1990 que deux emplois envisagés : les « opérations de paix » et le châtiment des États voyous en profitant de la suprématie aérienne américaine. Dans le premier cas, pas de combat envisagé ; dans le second, de grandes images sur PowerPoint pleines de cibles, de capteurs et d’effecteurs avec des traits rouges pour les lasers et blancs pour les trajectoires des munitions de précision.

Petit problème : on transforme le modèle de forces pour effectuer ces missions, tout en conservant les programmes industriels prévus pour affronter le Pacte de Varsovie et en réduisant les budgets. Forcément, cela ne marche pas bien. La seule vraie innovation de la période est la professionnalisation complète des forces armées, mais, au bout du compte, la capacité de projection en 2021 est toujours la même qu’en 1991 en Irak.

Cette nouvelle vision tient beaucoup moins longtemps que la précédente. Les opérations de maintien de la paix sont souvent des échecs piteux et le casque bleu passe de mode. Le maintien de la paix ne peut réussir que s’il y a déjà la paix et, pour cela, le mieux est encore de l’imposer par la force. De ce côté-là, on bombarde un État voyou tous les trois ou quatre ans de 1991 à 2011. Cela réussit au début. Cela échoue complètement contre les talibans en 2001 et donne des résultats imprévus lorsque la campagne aboutit non à une soumission, mais à une décapitation en 2003 en Irak et en 2011 en Libye.

On ne s’est pas rendu compte qu’en fait la mondialisation combinait souvent l’affaiblissement des moyens de l’État avec la croissance des organisations armées. Parmi ces organisations, certaines sont particulièrement dangereuses, comme celles qui nous avaient humiliés à Beyrouth en 1983-1984 ou avaient vaincu les Soviétiques en Afghanistan. Les salafo-djihadistes ont commencé à nous attaquer sur le sol français en 1995, mais il a vraiment fallu les attaques du 11 septembre 2001 pour comprendre que le contexte stratégique était en train de changer. Voilà donc le retour non souhaité et non anticipé de la contre-insurrection, dans laquelle nous sommes encore engagés alors que nous voyons réapparaître des rivalités de puissances, avec lesquelles on peut envisager sinon des guerres très peu probables, du moins des confrontations « sous le seuil » usant des moyens les plus divers et souvent ni visibles, ni militaires. Rien dans tout cela qui permette de faire de beaux PowerPoint de grands combats de haute technologie, alors que nous sommes peut-être devant de nouveaux grands changements de contexte que nous ne voyons pas très bien.

Il est généralement facile, en regardant ou lisant une œuvre d’anticipation, de déterminer l’époque à laquelle elle a été écrite, car elle exprime le plus souvent les peurs et les espoirs du moment. C’est d’autant plus savoureux lorsque l’on vit dans la période qui était alors considérée comme le futur et que l’on peut mesurer l’énorme décalage qu’il y a systématiquement entre ce qui a été envisagé et la réalité. L’anticipation militaire n’échappe pas à la règle. 

Légende de la photo en première page : Quelle sera la guerre de demain ? Assisterons-nous à de grandes batailles comme autrefois ? S’agira-t-il surtout de cyberguerre et de désinformation ? Verra-t-on une annihilation nucléaire ? Le brouillard de la guerre est si épais qu’il est difficile de répondre à ces questions. (© Shutterstock/jcm32)

Article paru dans la revue DefTech n°12, « Armes autonomes, intelligence artificielle, espace, cyber. Peut-on anticiper la GUERRE DU FUTUR ? », 3e trimestre 2021.
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