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Perspectives sur les outils de soft power en Asie dans le contexte de la pandémie de Covid-19

La diplomatie des masques, des tests et le « nation-branding »

Première touchée par la pandémie, la Chine est devenue dès le début de la crise sanitaire la pourvoyeuse mondiale d’équipements de protection individuelle, dont les masques. Cette « diplomatie du masque » tous azimuts qui lui a permis d’afficher le profil d’une superpuissance bienveillante n’a finalement pas changé son image, particulièrement écornée auprès d’une partie de la population mondiale. Mais, pour les autres pays exportateurs, l’exportation et le don de ce matériel médical sont devenus un outil de soft power et d’influence.

Pour la Corée du Sud, près de 30 laboratoires pharmaceutiques accrédités et les firmes sud-coréennes ont fourni un énorme effort de production de kits de dépistage et d’équipements sanitaires. Par loyauté d’allié, le président Moon a, dans un premier temps, favorisé les États-Unis pour la distribution de kits de dépistage, répondant à une demande pressante de Donald Trump. La Colombie, la Birmanie et l’Indonésie ont également été parmi les premiers à bénéficier de donations. Toutefois, les autorités ont dû recourir à un système de rationnement interne concernant les masques et ont imposé aux fabricants un quota à l’exportation de 50 %, puis de 30 %, de la production jusqu’en juillet 2020. Séoul a par ailleurs fait un geste spectaculaire en expédiant un million de masques à travers le monde aux vétérans des 22 pays ayant participé à la guerre de Corée, dont 2020 constituait le 70e anniversaire. On notera cette spécificité économique sud-coréenne qui repose sur l’approche coordonnée entre gouvernement et compagnies privées, cette alliance publique/privée se révélant capitale dans la politique d’exportations d’équipements médicaux du pays, que ce soit à visées commerciales ou via des donations.

Pays où, en temps ordinaire, le port du masque sanitaire est le plus répandu, le Japon a connu la pénurie dès le début de la pandémie, ce qui a obligé le gouvernement à un rationnement jusqu’en juin 2020. Le pays a dû s’en remettre à des importtions en provenance de la Chine avant de relancer la production nationale. Cette vulnérabilité vis-à-vis de la Chine, avec laquelle la relation n’a fait qu’empirer depuis, a d’ailleurs incité Tokyo à reconsidérer de façon globale ses chaînes d’approvisionnement et à financer la relocalisation d’entreprises dans les pays de l’Association des nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN).

Peu touché par la pandémie, Taïwan s’est retrouvé rapidement en surproduction de masques (15 millions de masques/jour pour une population totale de 23,8 millions) à partir de mars-avril 2020. Deuxième producteur mondial derrière la Chine, Taïwan a décidé de pratiquer aussi cette « diplomatie du masque » à travers le don de plusieurs millions de masques, notamment en direction de l’Union européenne (UE).

Le Vietnam, qui a réussi à contenir le virus, a également fait don de fournitures médicales à d’autres pays (ASEAN, UE, Russie, Japon, Cuba, Israël, etc.), allant même jusqu’à donner des combinaisons médicales et des masques aux États-Unis, dont une partie a été utilisée par le personnel de la Maison-Blanche. En outre, le Vietnam a même commencé dès mai 2020 à exporter des kits de tests de dépistage fabriqués dans le pays et approuvés par l’OMS.

Singapour, en partie grâce à la Fondation Temasek (2), a été le premier pays d’Asie du Sud-Est à disposer d’une capacité excédentaire de kits de tests de dépistage et de machines PCR. La cité-État a donc fourni de l’aide aux pays de la région, plus particulièrement aux membres de l’ASEAN, s’affichant ainsi comme un leader régional aux yeux de ses partenaires et des puissances internationales.

Production, distribution et contrôle des vaccins : des stratégies clivantes

La Chine a parfaitement compris dans le contexte de pandémie mondiale que l’exportation massive de sa production de vaccins, gratuitement pour une cinquantaine de pays, en direction de l’Asie, mais aussi de l’Afrique, de l’Amérique du Sud et de l’Europe de l’Est (Serbie, Hongrie, etc.), était une arme diplomatique redoutable. Elle s’est efforcée de combler le vide laissé par les États-Unis et l’Europe qui, dans un premier temps, ne voulaient s’appuyer que sur leurs propres vaccins et en assuraient une distribution limitée. Sans surprise, elle a privilégié ses partenaires du projet Belt and Road Initiative (BRI). L’approvisionnement rapide et régulier en vaccins chinois (Sinovac, Sinopharm), à travers de véritables ponts aériens, est incontestablement un outil de soft power qui dynamise ou redynamise les relations bilatérales entre Pékin et un grand nombre de pays. Pour autant, des critiques concernant l’efficacité du vaccin Sinovac n’ont pas tardé à s’élever.

Quant à l’Inde, premier producteur mondial de vaccins, elle est un fabricant pour le programme COVAX (3), le mécanisme mondial de partage des risques pour l’achat groupé et la distribution équitable des vaccins, qui compte 135 pays participants. L’Inde a l’autorisation de fabriquer le vaccin britannique AstraZeneca/Oxford sous la marque Covishield et a fait don de vaccins aux Casques bleus des Nations Unies, au Bangladesh, au Bhoutan, aux Maldives et au Népal. Le Bhoutan, qui occupe une place stratégique entre l’Inde et la Chine, a obtenu une subvention de l’Inde et a vacciné 93 % de sa population (530 000 personnes) en 16 jours (première dose). Delhi a prévu d’en envoyer davantage aux voisins régionaux. En outre, par le biais d’autres programmes, l’Inde prévoit de fournir à de très nombreux pays d’Asie des dizaines de millions de doses de vaccins qu’elle produit (y compris son vaccin indigène Covaxin). Sa stratégie consistant à donner la priorité aux exportations de vaccins vers ses voisins dans le but de réaliser des gains géopolitiques — au lieu de vacciner d’abord sa propre population — s’est néanmoins retournée contre elle. Confrontée à une nouvelle souche de virus (le variant Delta a d’abord été identifié en Inde), elle a connu une forte augmentation des cas et des décès en 2021. L’Inde a donc interrompu ou cessé ses exportations, s’attachant plutôt à augmenter son taux de vaccination.

Concernant les vaccins, la stratégie anti-Covid-19 de la Corée du Sud semble avoir trouvé ses limites. Le pays s’est engagé tardivement dans la vaccination faute d’avoir rejoint à temps le mécanisme COVAX. Le président Moon, qui pensait bénéficier d’un accès privilégié au marché américain, s’est heurté au nationalisme vaccinal de Donald Trump. En dépit des critiques de son opinion publique, il n’a cependant pas voulu se tourner vers les vaccins chinois. L’arrivée de l’administration Biden a vu un retournement de la situation avec la mise sur pied d’une coopération nouvelle entre les deux alliés. Dans un souci marqué de contrebalancer l’activisme chinois dans ce domaine, les États-Unis ont convaincu la Corée du Sud de s’engager dans un partenariat pour produire des vaccins afin de mieux répondre à la demande mondiale. Ce partenariat, le KORUS Global Vaccine Partnership, devrait notamment permettre à des laboratoires sud-coréens de produire massivement des vaccins Moderna. Il répond à l’ambition américaine de concurrencer rapidement la production de 110 millions de doses de vaccins Sinovac et Sinopharm promises par Pékin au mécanisme de distribution internationale COVAX d’ici à fin 2021.

Le Japon s’est révélé très en retard dans la vaccination de ses citoyens : fin juin 2021 seulement 10 % de sa population était vaccinée. Faute d’en fabriquer, il a dû acquérir des vaccins (Pfizer, Moderna, AstraZeneca) et suivre un processus d’autorisation assez long. De plus, les autorités se heurtent au scepticisme de la population quant à l’efficacité des vaccins contre la Covid-19. Cependant, au prix d’un immense effort et en raison du contexte des Jeux olympiques, fin août plus de 40 % de la population était vaccinée. Ces aléas n’ont pas empêché Tokyo d’aider certains pays, dont Taïwan, qui a été le bénéficiaire prioritaire dès juillet 2021 d’un don de plus de 3 millions de doses de vaccins. Par ailleurs, le Japon a rejoint le programme COVAX dès son lancement en y investissant un milliard de dollars. Il a notamment sécurisé un don de 11 millions de doses d’AstraZeneca dont l’Iran, le Vietnam, les Philippines et l’Indonésie ont pu bénéficier dès l’été 2021.

En fin de compte, on retiendra qu’en Asie, si les stratégies de lutte contre la Covid-19 ont permis à certains pays comme la Corée du Sud ou Taïwan d’améliorer leur image nationale, elles ont clairement accentué les clivages géopolitiques existants. La Chine y a trouvé l’occasion d’élaborer de nouveaux leviers d’influence sous couvert d’un multilatéralisme sanitaire qui n’a fait que renforcer la dépendance de certains partenaires. Sa campagne de communication, particulièrement habile — si ce n’est agressive — aura presque fait oublier qu’elle est à l’origine d’une pandémie loin d’être résorbée.

Notes

(1https://​www​.bloomberg​.com/​g​r​a​p​h​i​c​s​/​c​o​v​i​d​-​r​e​s​i​l​i​e​n​c​e​-​r​a​n​k​i​ng/

(2) La Temasek Foundation International relève de la branche philanthropique du fonds souverain de l’État de Singapour, Temasek Holdings.

(3) Le programme COVAX a vu le jour en avril 2020 sous l’égide de l’OMS et d’autres organisations. L’alliance vaccinale GAVI, la Coalition for Epidemic Preparedness Innovations (CEPI) et l’OMS en assument conjointement l’exploitation.

Légende de la photo en première page : Après avoir réussi à éliminer le virus de son territoire pendant de nombreux mois, Taïwan a dû faire face en mai 2021 à une remontée rapide des cas, en raison d’un taux de couverture vaccinale extrêmement faible. Il ne lui a alors fallu que 70 jours pour maîtriser la propagation du virus qui avait saturé le système de santé. Considéré comme un modèle de gestion de la crise, Taïwan a pu s’appuyer sur les leçons tirées de l’expérience du SRAS en 2003, mais aussi sur l’opinion publique volontariste qui a choisi de porter un masque en toutes circonstances et de réduire spontanément ses activités dans les lieux publics. (© Shutterstock)

Article paru dans la revue Diplomatie n°111, « Europe : quelle souveraineté ? », Septembre-Octobre 2021.

À propos de l'auteur

Eric Mottet

Enseignant-chercheur à l’Université catholique de Lille, directeur adjoint du Conseil québécois d’études géopolitiques (CQEG) et co-auteur de Manuel de géopolitique : enjeux de pouvoir sur des territoires (Armand Colin, 2020)

À propos de l'auteur

Marianne Peron-Doise

Chercheure associée à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), où elle dirige l’Observatoire géopolitique de l’Indopacifique, et chargée de cours à Sciences Po Paris.

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