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Quels défis pour les forces armées turques ?

Une solide expérience du terrain

Les purges qui ont suivi le coup d’État manqué du 15 juillet 2016 ont lourdement impacté l’infrastructure de l’armée turque : ce sont ainsi près de 20 000 militaires qui ont été licenciés en cinq ans, plusieurs centaines étant par ailleurs incarcérés, dont de nombreux cadres (2). Cette saignée a particulièrement frappé l’armée de l’air, dont beaucoup d’officiers étaient réputés proches de la confrérie de Fethullah Gülen, soupçonnée d’avoir organisé le coup d’État ; en quelques mois, la moitié des pilotes de chasse ont été radiés (3). Dans ce contexte, on pouvait s’attendre à ce que les forces militaires turques perdissent en efficacité. Toutefois, deux éléments ont permis de contrebalancer cet affaiblissement ponctuel. D’une part, d’anciens officiers kémalistes, qui avaient été mis à l’écart et parfois emprisonnés en raison de leurs positions politiques, ont été rappelés au sein de l’armée, où ils ont soutenu la doctrine de la « Mavi Vatan  ». D’autre part, et surtout, la Turquie a multiplié dans les dernières années les interventions militaires directes ou indirectes, de sorte que ses forces sont désormais déployées sur de nombreux terrains d’opération.

La reprise des affrontements avec le PKK, à l’été 2015, n’a pas fondamentalement impacté l’expérience des forces armées, qui ont conduit des opérations de contre-guérilla relativement classiques. Elles ont en revanche été considérablement aguerries dans le Nord de la Syrie, où elles ont mené plusieurs interventions au sol à partir de l’été 2016. Il s’agissait pour la Turquie de lutter contre les milices kurdes et l’État Islamique présents dans cette zone, en s’appuyant sur divers groupes rebelles et djihadistes. La Marine, pour sa part, a multiplié les patrouilles et opérations de revendications territoriales en Méditerranée orientale, jouant un rôle croissant au sein de l’infrastructure stratégique turque. Des interventions plus légères ont également permis à Ankara de consolider ses alliances internationales. En Libye, l’envoi de combattants (vraisemblablement quelques milliers de mercenaires syriens et yéménites encadrés par des officiers turcs) et de matériels sophistiqués (dont des drones et leurs servants) a permis au Gouvernement d’union nationale reconnu par l’ONU de repousser les assauts du maréchal Haftar, homme fort de la Cyrénaïque (4). Lors de la guerre du Haut-Karabagh (septembre-novembre 2020) qui a opposé l’Azerbaïdjan à cette enclave arménienne revendiquant son indépendance, le soutien technique et logistique turc, en particulier par l’envoi de drones, a joué un rôle déterminant dans la victoire azerbaïdjanaise. Ces différentes interventions ont ainsi permis à l’armée turque de s’aguerrir sur terre, sur les mers et dans les airs, et d’acquérir une précieuse expérience de combat. Toutefois, cette spécialisation des troupes dans les opérations extérieures ne peut être efficacement exploitée que si elle s’accompagne d’une mise à niveau du matériel dont elles disposent.

La modernisation, un défi difficile à relever

Le prochain objectif que s’est fixé la Turquie pour disposer d’un outil militaire capable de porter ses ambitions géopolitiques est celui de la modernisation de ses équipements. Celle-ci obéit à deux logiques : l’autonomie stratégique, pour permettre au pays de maximiser ses marges de manœuvre sans dépendre de ses alliés et partenaires ; et la qualité des matériels, qui doivent répondre aux exigences d’un conflit moderne et des différents terrains où ils seront déployés (5).

Les efforts ont été particulièrement poussés dans le secteur naval, fer-de-lance de la « Mavi Vatan ». Le programme MILGEM a permis la mise en service, à partir de 2011, de quatre corvettes issues des chantiers navals turcs ; il prévoit par la suite l’élaboration de frégates (dont une a déjà été lancée) et de destroyers. En vue de pouvoir intervenir sur des terrains éloignés, deux navires de débarquement, TCG Bayraktar et TCG Sancaktar, ont été respectivement mis en service en 2017 et 2018. Quant au TCG Anadolu, qui devrait être opérationnel courant 2021, il sera le premier porte-aéronefs de la Marine turque, dont il deviendra par ailleurs le navire amiral. Une modernisation des sous-marins est également prévue, en vue notamment de les équiper de matériel électronique élaboré en Turquie. À terme, le programme MILDEN, sur le modèle du MILGEM, devrait permettre au pays de produire ses propres submersibles.

Si le mouvement de modernisation et de nationalisation des équipements va bien au-delà de la Marine et concerne l’ensemble des corps d’armée, il se heurte toutefois à certaines limites. L’élaboration d’un char de conception nationale, l’Altay T1, a été retardée par un manque de savoir-faire dans les domaines de la motorisation ou du blindage ; aussi la Turquie pourrait-elle être contrainte, du moins provisoirement, d’équiper ce char de certains composants étrangers (6). La diversification des partenaires amène du reste d’autres dilemmes. En se fournissant en missiles anti-missiles S-400 de conception russe, la Turquie a marqué sa volonté de ne pas dépendre uniquement de fournisseurs occidentaux. Mais elle s’est vue en représailles exclure du programme d’avion de 5e génération F-35 ; un coup dur pour sa stratégie, car ce chasseur à décollage vertical devait équiper le TCG Anadolu. Aussi le gouvernement turc encourage-t-il le développement d’un secteur aérien national, d’une part par le développement de drones de haute technologie [voir le focus d’O. Zubeldia p. 88], d’autre part par la réalisation d’un chasseur turc, de 4e ou 5e génération, dont le prototype devrait être présenté en 2023 (7).

À terme, la nationalisation de la production des équipements devrait donc permettre à la Turquie de régler ses problèmes de dépendance à l’égard des fournisseurs étrangers, et pouvoir mieux répondre à ses nouvelles ambitions stratégiques. Toutefois, ce processus pourrait avoir un coût élevé : si le pays a fait d’importants progrès dans le domaine de l’intelligence artificielle et des transmissions, la modernisation de l’ensemble de ses corps d’armée requiert un lourd et constant investissement économique. Or, l’inflation galopante, le ralentissement d’activité dû à la crise sanitaire et à une gestion chaotique de la Banque centrale, ainsi que les incertitudes liées aux prochaines élections, continuent de fragiliser l’économie turque. En l’absence d’amélioration significative, il n’est donc pas certain que la Turquie ait les moyens de poursuivre, sans appui étranger, ses ambitieux programmes de réforme militaire.

<strong>Les forces armées turques</strong>

Notes

(1) Aurélien Denizeau, « Mavi Vatan, la “Patrie bleue” : Origines, influence et limites d’une doctrine ambitieuse pour la Turquie », Études de l’Ifri, avril 2021 (https://​www​.ifri​.org/​s​i​t​e​s​/​d​e​f​a​u​l​t​/​f​i​l​e​s​/​a​t​o​m​s​/​f​i​l​e​s​/​d​e​n​i​z​e​a​u​_​p​c​n​s​_​m​a​v​i​_​v​a​t​a​n​_​2​0​2​1​.​pdf).

(2) Carlota Pérez, « La purge de l’armée turque par Erdogan se poursuit », Atalayar, 7 août 2020 (https://atalayar.com/fr/content/la-purge-de-larm%C3%A9e-turque-par-erdogan-se-poursuit).

(3) Sümbül Kaya, « Turquie : la mise au pas de l’armée », Moyen-Orient, n° 35, juillet-septembre 2017, p. 74-79.

(4) Chloé Fabre, Dorothée Schmid, « Soutien turco-qatari au gouvernement Sarraj : de la convergence idéologique à l’alliance pragmatique et financière », Diplomatie, n° 107, janvier-février 2021, p. 50-54.

(5) Entretien avec Richard Yilmaz, chercheur spécialisé sur la Défense turque.

(6) Fatih Mehmet, « Altay tankının güç paketi için Güney Kore ile anlaşma » [Accord avec la Corée du Sud pour le groupe moto-propulseur du char Altay], Defence Turk, 9 mars 2021 (https://​www​.defenceturk​.net/​a​l​t​a​y​-​t​a​n​k​i​n​i​n​-​g​u​c​-​p​a​k​e​t​i​-​i​c​i​n​-​g​u​n​e​y​-​k​o​r​e​-​i​l​e​-​a​n​l​a​sma).

(7) Maria Grazia Rutigliano, « Erdogan annuncia la produzione di aerei da guerra turchi », Sicurezza Internazionale, 5 février 2020 (https://​sicurezzainternazionale​.luiss​.it/​2​0​2​0​/​0​2​/​0​5​/​e​r​d​o​g​a​n​-​a​n​n​u​n​c​i​a​-​l​a​-​p​r​o​d​u​z​i​o​n​e​-​a​e​r​e​i​-​g​u​e​r​r​a​-​t​u​r​c​hi/).

Légende de la photo en première page : En 2019, la Turquie a réformé son service militaire, qui est passé d’une durée obligatoire de 12 à 6 mois pour les hommes de 20 ans et plus, ou à seulement 1 mois en échange du versement d’une somme forfaitaire. Le service peut également être prolongé par un service volontaire rémunéré de six mois. Si la conscription occupe toujours une place importance dans la société turque, l’armée est en voie de professionnalisation. (© OTAN)

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°63, « Géopolitique de la Turquie », Août-Septembre 2021.

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