Magazine DSI

Ce que les comics nous apprennent lorsqu’il s’agit de jouer l’adversité

Depuis plus d’un demi-siècle, les firmes productrices de bandes dessinées américaines, ou comics, notamment DC Comics et Marvel, développent une véritable culture de la stratégie auprès du grand public. Elles le familiarisent avec des notions aussi spécialisées que l’entraînement tactique, l’importance du leader ou le retour d’expérience. Cette popularisation d’enjeux originellement associés aux armées s’ancre dans la notion d’empathie déclinée en diverses variations. Comme autant de manières d’appréhender l’autre et de composer avec lui, qu’il soit lointain ou mon prochain.

Jouer l’adversité pour les armées est un enjeu clé : il s’agit évidemment d’entraîner ses propres forces, mais également, et sans renoncer à sa spécificité, de comprendre l’ennemi. Autrement dit, de saisir les intérêts qui animent la partie adverse, et les moyens qu’elle met en œuvre pour y parvenir. Cette démarche, si elle est correctement menée, génère un effet miroir : en me mettant à la place d’un ennemi, en utilisant son matériel, je suis en empathie avec lui, ce qui me permet de mieux appréhender ses buts, ses craintes, ses faiblesses ou ses forces. Et par rebond, en agissant ainsi, je suis mieux à même d’identifier et de comprendre mes propres singularités. Cette empathie peut être faible ou forte. Dans sa version la plus faible, elle permet de décrire un modèle mental qui m’est étranger, afin de mieux le saisir et d’en comprendre les ressorts, raisonnements ou affects. L’approche reste éminemment cognitive, basée sur le langage. On connaît, mais on n’expérimente pas. Dans sa version la plus radicale, la mise en empathie permet de ressentir une situation à la manière d’autrui, de façon à anticiper ses réactions. Elle s’appuie sur un vécu. Il s’agit d’un véritable point de bascule, dans la mesure où l’on passe de l’identification d’autrui (le comprendre) au fait d’endosser, partiellement, son expérience (devenir lui).

L’un des exemples les plus remarquables de ce type d’empathie extrême est John Howard Griffin, journaliste et écrivain américain qui prit l’apparence d’un citoyen afro-américain pour enquêter sur le statut des Noirs dans le Sud profond des États-Unis, enquête choc publiée sous le titre Dans la peau d’un noir (1962). De même pour la designer Patricia Moore qui, en 1979, s’est déguisée en personne âgée durant des mois, afin de comprendre la réalité du vécu. En se faisant passer pour autrui, ces pionniers ont pu découvrir à la fois un nouvel ensemble de réactions, se confronter à d’autres regards, et ainsi expérimenter d’autres manières d’exister. Par le décalage vis-à‑vis des pratiques ordinaires, mais aussi par les réactions suscitées, ils ont pu découvrir l’écart entre leurs pratiques habituelles et celles expérimentées.

Cette manière, non pas de saisir l’autre, mais de le devenir, au moins pour un temps, se retrouve au sein de certaines unités, telles les Agressors de l’US Air Force qui endossent le rôle de l’opposant en simulant de la manière la plus réaliste possible les capacités de certains MiG, mirror image training où les « rouges » affrontent les « bleus » pour mieux les préparer.
Si ces démarches sont connues et documentées, il existe un univers où elles sont régulièrement utilisées de manière créative et qui reste largement méconnu des experts de l’empathie : les comics. Leur lecture nous montre comment les auteurs utilisent l’empathie de diverses manières, d’une version faible à une version extrême. Fictions autour de l’empathie, qui constituent une inspiration pertinente pour toute recherche sur la conflictualité réelle.

De la salle des dangers…

La salle des dangers apparaît dans les X-men dès le deuxième numéro. Elle est certainement la plus proche version des forces d’opposition telles qu’utilisées au sein des armées. Elle offre un périmètre physique délimité au sein duquel elle peut faire varier l’environnement afin de générer des scénarios de conflits quasi illimités (guerre urbaine, aérienne, etc.). L’objectif de ces simulations est notamment d’évaluer les performances de l’équipe, selon un double critère : capacités individuelles et rôle au sein du collectif. Ainsi, chaque sujet doit faire montre en même temps de sa valeur personnelle et de l’implication qu’il voue au groupe. La salle des dangers prépare ainsi, et en même temps, à la formation individuelle et à la cohésion. Les scénarios peuvent être indéfiniment répétés, jusqu’à complète maîtrise des deux critères (individuel et collectif) ou peuvent faire l’objet de variantes qui introduisent l’incertitude.

Parce qu’elle est un espace de simulation hautement modulaire, la salle des dangers permet de créer à peu près tout, et rapidement. Capable de prévoir jusqu’à l’imprévisible, elle génère de l’inattendu. Comment réagir face à une situation où, pour chaque ennemi à terre, deux reviennent immédiatement ? Que faire lorsque neutraliser l’adversaire revient à déclencher chez lui une nouvelle stratégie encore plus efficace ? Peut-on tenir une position quand les forces hostiles se déplacent quasi instantanément ? La réactivité, et donc la capacité d’improvisation, cimente alors davantage les individus composant l’équipe. La réaction face à une situation inattendue apparaît à la fois comme moyen de souder le groupe et comme finalité, le but étant de créer une identité commune que l’on peut revendiquer. De ce point de vue, la salle des dangers ne prépare que rarement à un ennemi effectif, mais aide bien plutôt à construire une équipe évolutive, agile dans l’action et dont le leader saura immédiatement tirer le meilleur parti des capacités propres à chacun de ses membres. Le tout vise à maximaliser l’équipe en tant que force d’intervention spéciale, vocation affirmée dès le premier numéro du titre.

0
Votre panier