Magazine Moyen-Orient

Regard d’Asef Bayat sur l’islamisme et la théologie de la libération

Pourquoi l’islamisme est-il la langue politique dominante dans le monde arabo-islamique ? Il fut un temps où il y en avait d’autres : le socialisme, le nationalisme (1)…

Permettez-moi tout d’abord de préciser ce que j’entends par islamisme, en particulier le type d’islamisme qui a émergé depuis les années 1970. Je veux parler des idéologies et des mouvements qui ont comme projet d’établir une sorte d’ordre islamique dans les sociétés et les communautés musulmanes : un État islamique, la charia et des codes moraux. Bien sûr, les courants islamistes varient quant à la façon d’atteindre ces objectifs – ils peuvent être réformistes, révolutionnaires, ­djihadistes ou quiétistes.

Avant la prédominance de l’islamisme, il existait d’autres types de langages politiques laïques, comme le nationalisme arabe ou le socialisme. Mais l’islamisme des années 1970 a émergé principalement à cause de l’échec, perçu ou réel, de ces modèles dans ce qu’ils avaient promis. Ainsi, historiquement parlant, l’islamisme est le langage politique non seulement des classes moyennes marginalisées, mais surtout des classes moyennes performantes qui ont vu leur rêve d’équité sociale et de justice trahi par l’échec du projet nationaliste laïque, de la modernité capitaliste représentée par les monarques et les cheikhs régionaux et de l’utopie socialiste, incarnée par les États postcoloniaux séculiers, modernistes et populistes. Les islamistes aspirent à un ordre social et politique alternatif avec des racines dans l’histoire, les valeurs et la pensée islamique « indigènes ». Même si les courants islamistes ont adopté des moyens différents pour atteindre leurs objectifs ultimes, ils utilisent tous un langage et un cadre conceptuel religieux favorisant les mœurs sociales conservatrices et un ordre social exclusif. Ils ont une préférence pour le patriarcat et se montrent souvent intolérants envers les idées et les modes de vie différents. Il s’agit d’une idéologie et d’un mouvement qui reposent sur un mélange de religiosité et d’obligations, et qui ne parlent pas beaucoup de droits.

D’abord, l’islamisme est une idéologie qui s’oppose. Mais la question intéressante, comme le suggèrent des observateurs tel le Britannique Salman Sayyid (2), n’est pas de savoir si l’islamisme est oppositionnel, mais plutôt pourquoi une si grande partie de l’opposition politique dans le monde musulman prend une forme islamiste. La résilience de l’islamisme – malgré ses échecs, ses transformations et la post-islamisation – réside principalement dans le fait qu’il sert de marqueur d’identité dans une époque profondément influencée par la politique du « qui nous sommes ».

Ensuite, l’islamisme offre un « paquet » idéologique rempli de composants apparemment cohérents, de réponses claires et de remèdes simples, de sorte qu’il éjecte automatiquement les doutes philosophiques, les ambiguïtés intellectuelles ou les interrogations sceptiques. Enfin, ­l’islamisme continue de projeter une image utopique de lui-même dans un monde où les grands idéaux (comme le communisme, la démocratie, la liberté) se sont effondrés ou sont remis en question. Il se conçoit toujours comme une idéologie spéciale, ­combattante, révolutionnaire et émancipatrice.

Alors que l’islamisme remet en question la domination impérialiste, bouscule-t-il l’ordre néolibéral ? Peut-on remettre en question l’ordre impérialiste si l’on soutient le néolibéralisme ?

L’« anti-impérialisme » a traditionnellement une position normative, se référant à une lutte juste qui est menée par des forces progressistes souvent laïques pour libérer les peuples dominés du diktat du capitalisme mondial et de la domination impériale (économique, politique et culturelle). Ces forces veulent établir l’autonomie, la justice sociale et soutiennent les travailleurs et les sujets subalternes – les femmes, les minorités et les groupes marginalisés. On peut dire que les zapatistes du Chiapas mexicain et le mouvement altermondialiste représentent de telles luttes anti-impérialistes. Dans cette conception, la notion d’« empire » est différente du concept libéral pour lequel, selon l’historien américain Kenneth Pomeranz, « les dirigeants d’une société règnent directement ou indirectement sur au moins une autre société » (3), avec des instruments différents de ceux qu’ils utilisent pour gouverner chez eux. Dans la conception libérale, comme chez l’historien britannique Niall Ferguson (4), l’empire n’est pas si mauvais parce qu’il répand les valeurs libérales et les institutions de la démocratie à travers le monde.

La pensée anti-impérialiste, cependant, s’appuie sur une notion critique de gauche de l’empire, quelque chose qui se rapproche de ce que le géographe britannique David Harvey considère comme un mélange de « restructurations néolibérales dans le monde entier et de la tentative néoconservatrice d’établir et de maintenir un ordre moral cohérent aussi bien dans le monde global que dans diverses situations nationales » (5). Dans cette interprétation, l’impérialisme résulte du besoin du capital de se débarrasser de son surplus, ce qui implique nécessairement l’expansion géographique. En d’autres termes, le capital a besoin de l’État pour ouvrir la voie à un contexte sûr et moins difficile pour son expansion outre-mer, ce qui implique non seulement une transformation économique, mais aussi une influence politique, idéologique et militaire. L’impérialisme d’aujourd’hui est tellement ancré dans la normativité néolibérale qu’il est difficile d’imaginer comment on peut prétendre défier l’empire tout en tenant le néolibéralisme pour acquis.

Pendant la guerre froide, les groupes et les penseurs islamiques étaient souvent en concurrence avec leur principal rival idéologique, le marxisme, avec lequel ils partageaient des positions anticapitalistes, populistes et de justice sociale. Nous l’avons vu dans les idées socialistes de Mahmoud Taha (1909-1985) au Soudan, l’anticapitalisme de Sayyid Qutb (1906-1966) et la gauche islamique de Hassan Hanafi (né en 1935) en Égypte, le marxisme économique d’Ali Shariati (1933-1977) en Iran ou la perspective distributionniste de Mohamed Bakr al-Sadr (1935-1980) en Irak. Ainsi, alors que l’islamisme des années 1980 et 1990 se caractérisait par une sorte de populisme de gauche, nous observons de nos jours une tendance au populisme néolibéral parmi les islamistes et les post-islamistes – par exemple, dans la pensée de figures comme l’ancien président iranien Mahmoud Ahmadinejad (2005-2013), Khairat al-Chater, dirigeant des Frères musulmans égyptiens, le président de Turquie Recep Tayyip Erdogan (depuis 2014) ou les « salafistes Costa » (6) qui ne s’intéressent ni à la redistribution ni à la protection sociale, mais à la « prospérité » par l’entrepreneuriat individuel. Cela représente un changement significatif vers ce que l’on pourrait appeler le « néo-islamisme » de notre époque néolibérale.

Ce « néo-islamisme » considère fondamentalement comme acquise la société de marché et se concentre plutôt sur les luttes « culturelles » et les méthodes violentes (celles des djihadistes militants) pour contrer l’hégémonie impériale occidentale. Et en effet, aucune force politique en dehors de l’islamisme militant ne semble avoir infligé autant de dommages économiques, géopolitiques et physiques aux puissances occidentales au cours des dernières années. Mais à quel point cette lutte a-t-elle été libératrice pour les musulmans ? En d’autres termes, qu’y a-t-il dans l’« anti-impérialisme » islamiste pour les pauvres, les marginalisés, les exclus ?

Dans Revolution without Revolutionaries : Making Sense of the Arab Spring, je suggère que l’« anti-impérialisme » islamiste n’a pas été libérateur, voire a été oppressif. Sa violence a déclenché une « guerre contre le terrorisme » dont les victimes sont des musulmans, pour la plupart ordinaires. Elle a encouragé les régimes autocratiques à réprimer la dissidence au nom de leurs campagnes antiterroristes (7) ; et lorsque les islamistes ont eu l’occasion de gouverner, ils ont établi un régime religieux autoritaire, un ordre social exclusif et une discipline morale. Leur « anti-impérialisme » est quelque peu similaire à celui de l’ancien président du Zimbabwe Robert Mugabe (1987-2017).

L’« anti-impérialisme » des islamistes est largement égocentrique. Leur « combat culturel » en particulier a servi à protéger leur hégémonie idéologique de l’assaut d’idées et de styles de vie concurrents déployés par la mondialisation. Il n’apporte rien de mieux aux subalternes musulmans. C’est pour ces raisons que je suis de plus en plus enclin à renoncer à la notion même, pour mettre l’accent sur l’objectif de « libération », c’est-à-dire libérer la population de toute forme d’assujettissement (social, économique, politique, ethnique, religieux ou patriarcal) en établissant un ordre social inclusif et égalitaire. En d’autres termes, le but n’est pas l’anti-impérialisme en soi, mais la libération. Parce que l’anti-impérialisme n’entraîne pas nécessairement la libération, mais la libération est forcément anti-impérialiste.

À propos de l'auteur

Asef Bayat

Professeur titulaire de la chaire Catherine and Bruce Bastian d’études globales et transnationales du département de sociologie de l’université de l’Illinois (États-Unis). Son dernier ouvrage s’intitule Revolution without Revolutionaries: Making Sense of the Arab Spring (Stanford, 2017 ; non traduit).

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