La compagnie aérienne Turkish Airlines (Türk Hava Yollari ou THY), qui collectionne les récompenses dans les classements internationaux du secteur aérien, est devenue à bien des égards un symbole turc de l’AKP (Parti de la justice et du développement en Turquie), au même titre que le développement des transports terrestres (autoroutes, métros ou TGV), la réalisation de grands équipements (barrages, centrales nucléaires, ponts enjambant des golfes ou des détroits) ou la restauration du patrimoine historique à des fins touristiques.
Si la compagnie a certes fortement bénéficié de l’accroissement du tourisme dans ce pays (le nombre de visiteurs ayant plus que quadruplé au cours des deuxdernières décennies), elle illustre plus généralement, de façon symptomatique, la transformation profonde de l’économie turque, notamment du point de vue de sa tertiairisation et de son entrée dans la mondialisation. Dès lors, il n’est pas étonnant que la principale compagnie aérienne de ce pays soit également devenue un outil qui porte les ambitions politiques internationales des dirigeants et du parti au pouvoir en Turquie depuis près de 20 ans.
Une histoire turque
Créée en 1933, l’entreprise est au départ une administration aérienne relevant du ministère de la Défense. Bien qu’elle se soit rapidement affranchie de cette tutelle militaire initiale (en 1935), elle est restée pendant plus de vingt ans une instance administrative civile mal équipée, desservant pour l’essentiel le territoire national. Ce n’est qu’en 1956 qu’elle devient une compagnie nationale, prenant le nom de « Société anonyme des lignes aériennes turques » (Türk Hava Yollari anonim ortakligi). Cette évolution est aussi le moment d’une première modernisation. Pour relever le défi, la nouvelle entreprise nationale se dote d’une flotte d’avions britanniques auprès du groupe Vickers-Armstrongs Limited, et surtout américains auprès des constructeurs McDonnell Douglas et Boeing.
Dans les années 1970-1980, cet essor est néanmoins laborieux, entaché notamment d’accidents et d’attentats qui marquent l’opinion publique. En 1974, plus particulièrement, peu après son décollage d’Orly, le vol 981 de la THY s’écrase à Ermenonville, causant la mort de 346 personnes. Cet événement, qui reste à ce jour le plus grave accident de la compagnie, s’avèrera être en fait la conséquence d’un vice de fabrication du DC-10 impliqué. Entre 1975 et 1985, par ailleurs, l’ASALA (Armée secrète arménienne de libération de l’Arménie), créée dans le contexte des vagues d’attentats palestiniens de l’époque et de la guerre civile libanaise, cible les représentations du gouvernement turc dans le monde. Plusieurs attentats frappent ainsi les bureaux de la compagnie. Celui d’Orly, commis aux guichets d’enregistrement de la compagnie turque en 1983, restera dans les mémoires et sera particulièrement meurtrier (8 morts et 56 blessés). Enfin, les coups d’État et les atteintes aux droits de l’homme, qui surviennent au même moment en Turquie, n’aident pas à valoriser l’image de la compagnie.
Pourtant, à la fin du XXe siècle, l’ouverture politique et économique que connaît le pays, avec de surcroît le lancement de sa candidature à l’Union européenne (UE), contribue à sortir la THY de ce marasme. Portée par l’essor du transport aérien international (qui double entre 1985 et 2002), la Turkish Airlines, en partie privatisée dans le cadre de la politique néolibérale suivie par Turgut Özal, s’associe en 1989 à la compagnie allemande Lufthansa pour fonder la compagnie low cost SunExpress. Elle renouvelle également sa flotte en 1999, en achetant 49 Boeing 737-800, avant d’acquérir un nombre presque équivalent d’Airbus, quelques années plus tard, alors que Recep Tayyip Erdoğan discute de l’ouverture des négociations d’adhésion à Bruxelles.
On observe à cette occasion déjà que l’entreprise turque, à l’instar des grandes compagnies, sollicite de façon équilibrée les deux grands avionneurs mondiaux, Boeing et Airbus, pour renouveler et accroître sa flotte. La THY, qui tire parti d’un développement fulgurant du tourisme en Turquie (qui double au cours des cinq premières années du millénaire) surmonte aisément les difficultés provoquées, pour le transport aérien, par les attentats du 11-Septembre. Le gouvernement de l’AKP soutient certes la compagnie — dont il a gardé 49 % du capital et qui bénéficie de mesures de dérégulation ou d’allégements fiscaux —, mais celle-ci, qui est d’ailleurs introduite en bourse en 2006, fonctionne désormais comme une entreprise privée. C’est en tout cas le début d’une success story qui ne se dément plus par la suite et qui voit la THY devenir l’une des grandes compagnies du réseau Star Alliance, fondé par la Lufthansa, dans lequel elle entre en 2008.
Une ambition internationale
L’accession de la Turkish Airlines au statut de compagnie de rang international découle d’une série de processus spécifiques. En premier lieu, la compagnie turque a misé résolument sur une extension systématique de son réseau. Dans un pays qui ne dispose pas d’une carte ferroviaire très étendue, et en dépit de l’apparition de lignes de TGV, elle dessert 50 destinations domestiques, prolongées par 254 destinations internationales, grâce à une flotte de 355 appareils. Sur le plan intérieur, au cours des deux dernières décennies, la modernisation du parc aérien de la THY a entraîné une amélioration des infrastructures aéroportuaires anatoliennes afin de leur permettre d’accueillir des moyen-courriers Boeing ou Airbus. Sur le plan international, elle est désormais la compagnie qui dessert le plus grand nombre de pays dans le monde. Si l’Afrique, où elle propose plus de destinations que ses concurrents directs (Air France, Emirates), a constitué son premier terrain d’expansion, au tournant des années 2010, les autres continents, eux (notamment les Amériques), n’ont pas tardé à être connectés pendant la décennie qui a suivi. La Chine et l’Inde sont les dernières destinations que la compagnie a intégrées dans son réseau. Pour mener à bien cette ambition internationale, la THY s’est appuyée sur son développement institutionnel propre, contrairement à la plupart des autres compagnies qui, imitant la stratégie américaine, ont pris le plus souvent des participations dans le capital de leurs homologues, voire ont mis sur pied avec elles des joint-ventures plus ou moins réussies. À cet égard, la politique de la THY suit celle des compagnies du Golfe, en particulier d’Emirates. Mais elle s’accompagne d’une pénétration des réseaux intérieurs des pays desservis (en France, par exemple, 7 villes sont reliées à Istanbul par des vols directs : Paris, Lyon, Marseille, Montpellier, Lille, Nice et Strasbourg).