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Cuba : en pleine transition, l’île socialiste entre ouverture et fermeture

Cette mise en perspective historique doit inciter à la prudence vis-à-vis de la « transition » en cours aux plus hautes instances de l’État, alors que Raúl Castro vient d’abandonner son dernier mandat politique officiel. Les discours sur la transition démocratique cubaine sont loin d’être nouveaux ; les plus virulents proviennent du gouvernement des États-Unis et proclament un changement qui serait inéluctable. Selon ces discours, « les ouvertures internationales — politique, commerciale, financière — en seraient des étapes nécessaires (5) ».

« Transition » au pouvoir : des conséquences concrètes sur le système cubain ?

La transition à l’œuvre à la tête de l’État cubain, à l’image de la prise de pouvoir de Raúl Castro entre 2008 et 2011, prend son temps. Elle débute en 2018 avec l’accession de Miguel Díaz-Canel à la présidence de la République et se poursuit lorsqu’il prend les rênes du PCC le 19 avril 2021. Constater que l’ère des Castro s’achève après plus de 60 ans à la tête de l’île a de quoi susciter des interrogations. Mais cette « rupture » n’en est pas vraiment une, et la transition est plus générationnelle que politique. Miguel Díaz-Canel, né en 1960, est un pur produit de la Révolution cubaine. Ingénieur en électronique, le nouveau premier secrétaire du PCC est passé par tous les échelons au sein du parti unique. À la tête de la branche provinciale du PCC à Villa Clara durant 10 ans, il devient, en 2003, le plus jeune membre du bureau politique du parti. En 2009, Raúl Castro fait de son protégé son ministre de l’Éducation supérieure. Entre 2013 et 2018, celui-ci est son bras droit en tant que premier vice-président du Conseil d’État.

Malgré l’arrivée d’un civil à la tête du Parti, chose inédite pour le PCC, la génération historique reste bien en place. À la tête de l’Assemblée nationale du pouvoir populaire et du Conseil d’État demeure par exemple Juan Esteban Lazo Hernández, né en 1944 et qui a participé à la Révolution dans son enfance. Le 15 avril 2021, c’est le général Alvaro López Miera (né en 1943) qui est devenu le chef des très puissantes Forces armées révolutionnaires (FAR), l’armée nationale cubaine dont le poids économique et politique s’était encore alourdi durant la présidence de Raúl Castro (6). Ce dernier a d’ailleurs été décrit par le nouveau premier secrétaire du PCC comme étant une référence absolue pour tout communiste, qui a ajouté qu’il serait « consulté sur toute chose ». Bien que le cadet de la fratrie Castro soit désormais dépourvu de mandat politique, sa retraite s’annonce donc toute relative, et il ne semble pas que son successeur ait à cœur de s’écarter du chemin tracé par son prédécesseur, et encore moins de modifier le système politique cubain.

Miguel Díaz-Canel est surtout attendu par les Cubains sur le terrain économique. Loin de symboliser une rupture claire avec Raúl Castro, le président annonce vouloir poursuivre les travaux « d’actualisation » du système cubain. En ce sens, il a d’ailleurs mis en place un projet de longue date de son prédécesseur : l’unification monétaire, entrée en vigueur le 1er janvier 2021, avec la suppression du peso convertible, ou CUC. Jusqu’alors, Cuba était le seul pays au monde à frapper deux monnaies. Le CUC était indexé sur le dollar étasunien (USD) et était surtout la monnaie des touristes, permettant de s’offrir des biens importés. Le CUP, peso cubain dont la valeur est de 0,042 USD, est la monnaie avec laquelle sont payés les fonctionnaires, qui représentent encore près de 70 % de la main-d’œuvre (ONEI, 2021). Cette unification, si elle s’est accompagnée d’une augmentation des salaires dans les entreprises publiques, a malgré tout été l’occasion d’une inflation record sur les produits de base. Le prix du pain, qui n’avait pas varié depuis 40 ans, a ainsi été multiplié par 20. C’est aussi le cas pour le riz, le lait, l’essence, les transports, l’eau, le gaz, l’électricité… Un véritable choc pour les Cubains les plus fragiles, pour qui l’alimentation représentait déjà une part substantielle des dépenses.

Durant ses deux mandats, Raúl Castro a largement promu l’auto-entrepreneuriat, notamment en délivrant un grand nombre de licences aux cuentapropistas, ou travailleurs à compte propre, en 2011. Grâce à ces licences accordées par l’État, ces auto-entrepreneurs peuvent par exemple ouvrir des maisons d’hôte (casa particular) ou de petits restaurants (paladores). Cet embryon de secteur privé a progressivement gagné en importance dans une économie toujours très fortement planifiée (7). Dans sa logique de poursuite des réformes de son prédécesseur, Díaz-Canel et son gouvernement ont donné le feu vert, début juin, à l’existence de petites et moyennes entreprises (PME) sur l’île, dans un système très encadré : « L’expansion des activités [du secteur privé] ne conduit pas à un processus de privatisation [de l’économie], car il existe des limites à ne pas dépasser », a ainsi prévenu le Premier ministre, Manuel Marrero.

Les ouvertures, timides, réalisées par le régime (ouverture aux investissements étrangers en tête, notamment avec l’arrivée des entreprises à double capital public-privé) obéissent à la nécessité, depuis la chute de l’URSS, d’actualiser le système cubain, sans jamais le remettre réellement en question. Plus qu’un signe avant-coureur de la chute prochaine du régime ou de sa transition vers la démocratie, ces ouvertures sont plutôt le signe d’une lente transition vers un « castrisme de marché », transition rendue plus urgente par la situation économique et géopolitique actuelle.

Une transition générationnelle dans un contexte économique et géopolitique complexe

La première vague de Covid-19 qui avait touché l’île, à partir de mars 2020, avait été assez bien gérée par les autorités cubaines qui ont rapidement décrété un confinement strict et la fermeture des frontières. Comparé à d’autres pays du continent américain, Cuba avait su maintenir l’épidémie tout en accusant un coup très important sur son économie, du fait de la perte des devises liées au tourisme. Le pays a su profiter de son système de santé performant, qui a toujours été élevé au rang de haute priorité par le castrisme. Une politique qui lui permet d’être le pays au monde comptant le plus de médecins par habitant (8,4 médecins pour 1000 habitants en 2018 selon la Banque mondiale), devant la Principauté de Monaco. Durant la première vague, Cuba a même pu se targuer d’avoir envoyé ses brigades médicales à l’étranger, notamment en Italie, en Chine ou dans l’outre-mer français, afin d’aider à contenir l’épidémie. Malgré le système de santé cubain, la deuxième vague du début d’année 2021 s’avère toutefois bien plus incontrôlable. Au 17 novembre 2020, 7600 cas et 131 décès étaient enregistrés sur l’île. À la fin du mois d’août 2021, et alors que le variant sud-africain est détecté à Cuba depuis le début de l’année, le pays compte près de 600 000 cas et plus de 4500 décès. La couverture vaccinale de la population continue toutefois sa progression, avec 43 % de primo-vaccinés en date du 20 août, à l’aide de deux vaccins produits localement (Abdala et Soberana 2, dont l’efficacité serait de plus de 90 %) (8).

Les conséquences économiques de l’épidémie ont été désastreuses pour l’île. Il faut dire que celle-ci importe habituellement 80 % de ce qu’elle consomme, et que ses importations du premier trimestre 2020 se sont effondrées de 75 % (9). Malgré les tentatives de réformer son agriculture, Cuba est également confrontée à des manquements productifs très importants dans son agriculture puisqu’elle n’est capable de produire que 30 % des aliments qu’elle consomme. Cette situation de dépendance aux importations, venues notamment de la France en ce qui concerne les céréales, a occasionné d’importantes pénuries qui se poursuivent en 2021. À La Havane, des Cubains rapportent ainsi que plusieurs heures d’attente sont parfois nécessaires pour parvenir à se procurer un paquet de poulet. Selon l’organisme des statistiques cubain, pour l’année 2020, le produit intérieur brut (PIB) a connu une décroissance de 11 %. Il s’agit de la plus forte baisse enregistrée par l’île depuis l’année 1993, en pleine période spéciale, moment où le PIB a chuté de 14,9 %. Les difficultés quotidiennes, conjuguées à une certaine montée en puissance des réseaux sociaux sur l’île depuis le développement de l’Internet, ont amené les Cubains à protester en nombre dans les villes du pays le 11 juillet 2021. Les manifestations ont été l’occasion, selon des ONG, de plusieurs centaines d’arrestations et d’une censure renforcée sur les réseaux sociaux. Ces protestations sont les plus importantes que connaît le régime depuis celles du 5 août 1994, alors que l’île était également en proie à une crise économique majeure à la suite de la chute de l’URSS.

Ce marasme économique est à imputer à la fois à la perte des devises du tourisme et aux conséquences de l’embargo commercial et financier que l’île subit de la part de son voisin étasunien. Instauré en 1962, cet embargo est, malgré les condamnations régulières de la communauté internationale, le plus ancien encore en place à ce jour. Son objectif assumé est l’asphyxie de l’économie cubaine et la chute du régime castriste. Et bien que la stratégie étasunienne à l’encontre de son voisin n’ait que peu évolué depuis, l’embargo a connu plusieurs modifications, notamment des durcissements au début des années 1990, alors que Cuba était au bord de l’implosion à la suite de la chute de l’URSS. Sous la présidence de Barack Obama (2009-2017) s’est pourtant opéré un rapprochement historique avec Cuba. Bien que le président démocrate ait échoué à abolir l’embargo, celui-ci avait pu être limité dans son application, notamment en ce qui concerne l’envoi de remesas (« remises ») des Cubains émigrés aux États-Unis vers leurs familles restées sur l’île. Mais la présidence de Donald Trump (2017-2021) fut plus propice à un durcissement du ton envers Cuba : selon le ministère cubain des Affaires étrangères, les sanctions économiques du président républicain ont coûté 20 milliards de dollars à l’île. Ainsi, dès 2019, Cuba enregistrait déjà une décroissance de 2,2 % de son PIB. À neuf jours de la fin de son mandat, Donald Trump avait également replacé le pays sur la liste noire des « États soutenant le terrorisme », afin de rendre plus difficile une éventuelle volonté de Joe Biden de se rapprocher de l’île.

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