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Irak : stabilité précaire et montée en puissance d’un ordre politique pro-iranien

Après l’escalade entre les États-Unis de Trump et l’Iran, l’année 2021 a été marquée par une période d’accalmie pour l’Irak. La nouvelle administration Biden a cherché l’apaisement dans l’optique d’un retrait du pays tandis que la tenue du scrutin législatif d’octobre a incité les organisations irakiennes à des stratégies légalistes. Dans ce contexte de consensus régional en faveur d’une baisse des tensions, l’Irak a pu s’affirmer brièvement comme un médiateur des tensions régionales avec la tenue d’une rencontre à Bagdad en août, rassemblant les principaux pays de la région et le président français, une rencontre perçue comme la première étape du cycle de désescalade. Pourtant, malgré ces fragiles avancées, la situation reste précaire tant la perspective d’un accord sur le nucléaire iranien s’éloigne. Or, le probable échec des négociations avec l’Iran risque de bloquer le retrait américain prévu en décembre 2021 et de relancer l’escalade avec Téhéran, transformant à nouveau l’Irak en champ de bataille.

Face à ce risque, les moyens de pression des États-Unis et des pays occidentaux sont extrêmement restreints devant la montée en puissance des groupes pro-iraniens en Irak. Ces derniers ont su utiliser la guerre contre l’État islamique (EI) pour étendre leur influence aussi bien sur le plan sécuritaire qu’au sein des institutions étatiques dont ils ont largement pris le contrôle. L’année 2021 a ainsi été marquée par la tentative de renforcement de ces groupes au nom de la défense d’un nouvel ordre politique pro-iranien. Cependant, cette nouvelle domination n’est pas synonyme de stabilité. Sur le terrain, elle se traduit par une fragmentation des moyens de gouvernance et favorise le retour de l’EI tandis que son passage au politique se heurte à un système politique irakien extrêmement compétitif.

Des leviers d’action occidentaux limités

Malgré les moyens colossaux investis, en programmes militaires et de reconstruction, les pays occidentaux regroupés derrière les États-Unis ont perdu l’initiative en Irak depuis la fin de la guerre contre l’EI. Le « dialogue stratégique » proposé par les États-Unis fin 2020 pour soutenir le Premier ministre Moustafa al-Kadhimi n’a fourni aucune solution face à la montée en puissance des groupes pro-iraniens, le principal moyen de pression américain se résumant à l’aide économique à l’Irak et aux sanctions, soit deux outils offrant des leviers politiques limités sur le terrain.

Cette perte d’influence s’illustre à plusieurs niveaux. Sur le plan politique, cela s’observe dans la formation du gouvernement ou encore dans les motions anti-américaines votées par le Parlement demandant le plan de départ des troupes américaines. Sur le plan militaire, les États-Unis s’avèrent incapables de préserver l’autonomie des forces de sécurité irakiennes face à l’influence iranienne. Mis à part pour quelques unités d’élite, l’année 2021 a vu s’approfondir le contrôle des groupes pro-iraniens sur l’armée et la police. De cette manière, on observe un approfondissement de la répression des mouvements de protestation débutés en 2019 et des groupes de la « société civile » financés par les pays occidentaux. Les protestataires continuent à se heurter à un véritable État profond composé des réseaux miliciens pro-iraniens, ce qui limite leur entrée dans le système politique. Seul un nombre limité de candidats issus des mouvements de protestation ont pu faire campagne aux élections législatives d’octobre 2021, les assassinats et enlèvements demeurent une réalité de la scène politique irakienne.

La montée en puissance du système milicien pro-iranien

Face à ce retrait occidental, la stratégie iranienne de neutralisation du système politique s’approfondit. Celle-ci s’opère via le contrôle des institutions sécuritaires par un ensemble de groupes armés qui montent en puissance depuis 2003. L’Iran développe des réseaux sécuritaires au sein même de l’État afin de limiter l’influence américaine et mettre le pays sous contrôle. On note ainsi l’action des brigades Badr (1) qui, en étroite collaboration avec les conseillers iraniens, participent activement à la restructuration des forces irakiennes en contrôlant le ministère de l’Intérieur. Si cette situation existe depuis la chute du régime de Saddam Hussein, elle prend un nouveau souffle en 2014 avec la guerre contre l’EI qui permet aux groupes armés pro-iraniens d’obtenir une reconnaissance officielle de l’État. Dès lors, ils jouent un rôle de premier plan dans l’organisation de la Mobilisation populaire et bénéficient directement des ressources de l’État en termes de salaires, d’armement et de participation aux centres de commandement pour les opérations militaires. Les milices pro-iraniennes utilisent ainsi le conflit pour développer un réseau sécuritaire sur l’ensemble du territoire et renforcent leur ancrage social en cooptant des groupes politiques locaux.

Ce phénomène est massif, en 2017, on dénombre plus de 160 000 hommes répartis sur l’ensemble du territoire irakien. En encadrant une mobilisation multicommunautaire, l’objectif des groupes pro-iraniens est de sortir de leurs foyers les militants historiques situés dans les zones chiites, à Bagdad et dans le Sud du pays, pour viser les régions sunnites. Aux 66 unités chiites de la Mobilisation populaire sont ajoutées 43 unités sunnites (dites tribales ou hashd al-asha’ir) et une dizaine d’unités formées sur la base de minorités ethniques. Cet ensemble hétérogène permet aux groupes pro-iraniens de reconquérir les « territoires disputés » tenus par les forces kurdes jusqu’en 2017. On y observe la création de brigades de Kurdes faylis à Khanaqin, Amerli et Tuz-khurmatu, de brigades turkmènes chiites près de Kirkouk et à Telafar, de brigades shabak et de chrétiens chaldéens au nord de Mossoul ou encore de brigades yézidis dans le Sinjar. Le système milicien pro-iranien est ainsi élargi au-delà de la population chiite et parvient à prendre pied y compris dans des zones contrôlées par l’insurrection sunnite depuis 2003, comme à Hawija où deux régiments d’Arabes sunnites de 600 hommes sont mis en place. Au total, on dénombre plus de 40 000 combattants sunnites, soit près de 20 % de la Mobilisation populaire.

Les dérives de fiefs miliciens

Dominant sur le plan sécuritaire, l’ordre politique atteint ses limites en termes de capacité de gouvernance dans un contexte où l’État irakien n’a pas la capacité de renforcer l’action publique. Le volume de l’appareil étatique le rend irréformable et peu efficace. Au niveau national, il se compose d’une masse de plus de 4 millions de fonctionnaires, soit plus de 60 % de la population active occupée. Le secteur privé, largement sous-développé, ne peut absorber des taux de chômage massifs, supérieurs à 35 % dans certaines régions. Cette dégradation généralisée du secteur public laisse peu de perspective quant au retour d’institutions étatiques souveraines et autonomes de l’action des organisations politiques.

Cette faillite des capacités de gouvernance de l’État irakien permet au système milicien de tenter de s’établir durablement en renforçant leur contrôle sur les institutions publiques en court-circuitant l’autorité du gouvernement. Cette tendance à l’accaparement néo-patrimonial des ressources étatiques est une pratique courante de la vie politique irakienne, directement héritée du régime de Saddam Hussein : les organisations politiques détournent les ressources de l’État pour accroitre leur influence sur la société. Cette mise sous tutelle des autorités locales leur permet in fine de contrôler les processus décisionnels locaux. Les conseils des gouvernorats (élus lors des élections provinciales) et les baladiye (l’administration des municipalités) passent sous l’influence des états-majors miliciens qui nomment des militants à des postes à responsabilité ou font pression sur les fonctionnaires (2).

Ainsi, la reprise en main du territoire par les milices pro-iraniennes s’accompagne d’activités d’extorsions des populations et d’une fragmentation de l’action publique étatique. Les milices se concentrent d’abord sur des activités lucratives (contrôles de secteurs économiques, contrebande, taxation) et la sécurisation des voies de passage entre Iran et Syrie. Elles délaissent à l’inverse la mise en place de plans d’action publique et sécuritaire sur le long terme. Par exemple, dans le gouvernorat de Diyala au nord de Bagdad, l’un des plus violents en termes d’affrontements contre la résurgence de l’EI et de répression contre la population, l’action des milices pro-iraniennes détruit la classe moyenne locale et crée une fuite des fonctionnaires qualifiés, créant un vide en matière de gouvernance.

Dans ce contexte, l’inscription du système milicien dans la durée se traduit par un approfondissement de la faillite des capacités de gouvernance de l’État irakien, ouvrant la voie à un retour de l’insurrection armée dans les provinces délaissées par le gouvernement. La particularité de cette configuration est que, contrairement à avant 2014 où l’armée irakienne était déployée en masse, mais peu ancrée localement, la majorité des villes sont actuellement sous le contrôle d’appareil miliciens dont l’ancrage interdit tout retour de l’EI intra muros. Cette situation explique que malgré un retour de l’insurrection dans les zones rurales, les villes sont encore peu touchées par le phénomène. Le quadrillage sécuritaire développé par le système milicien parvient ainsi à tenir les villes et les axes stratégiques, mais détruit l’État de l’intérieur, hypothéquant tout modèle de gouvernance viable sur le long terme.

Le difficile passage au politique des groupes pro-iraniens

Ces dérives des groupes miliciens posent la question de leur capacité à organiser leur passage au politique en utilisant leur ancrage local et leur contrôle de l’État pour s’imposer sur la scène politique. Or, le système milicien manque de cohésion : alors que des accords entre les groupes sont censés réguler leur compétition interne, la coordination entre les différents groupes reste faible sur le terrain. Cela s’illustre particulièrement lors du scrutin législatif d’octobre 2021 : les groupes miliciens perdent plus de la moitié des sièges obtenus aux élections de 2018 faute de leadership unifié. Ainsi, la coalition Al-Fattah, qui représente les milices pro-iraniennes aux élections législatives de 2018 et 2020, reste un conglomérat de groupes miliciens sans réelle cohésion ni capacité à mettre en œuvre des stratégies politiques. Avec 48 élus parlementaires en 2018, le Fattah réalise un score relativement élevé, mais est en net recul aux élections de 2021 avec seulement 17 députés.

En effet, l’un des moyens de préserver la cohésion inter-milicienne passait par la régulation de figures importantes telles que Qassem Suleimani ou Al-Muhandis. L’élimination de ces deux cadres en janvier 2020 par les États-Unis affaiblit la capacité de l’Iran à jouer le rôle d’arbitre entre milices. La politique iranienne souffre de la moindre reconnaissance par une partie des milices irakiennes du nouveau commandant des forces Al-Qods, Ismael Qaani, et du nouveau responsable de la Mobilisation populaire, Abu Faddak al-Muhammadawi. L’« axe de la résistance » en Irak n’est pas menacé d’éclatement, mais la capacité de coordination des différentes milices devient plus difficile.

À propos de l'auteur

Arthur Quesnay

Docteur en science politique (Paris-1 Panthéon-Sorbonne). Auteur de La guerre civile irakienne : ordres partisans et politiques identitaires à Kirkouk (Karthala, juin 2021) et avec Adam Baczko et Gilles Dorronsoro, Syrie, anatomie d’une guerre civile (CNRS éditions, 2016).

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