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Algérie et Maroc : sur les chemins de la guerre ?

Depuis la rupture des relations diplomatiques entre l’Algérie et le Maroc, annoncée le 24 août 2021, le risque d’un conflit entre les deux puissances de l’Afrique du Nord ne cesse de croitre. Les deux pays sont engagés dans un renforcement de leurs capacités militaires et chacun s’efforce de persuader sa population de la supériorité de sa puissance militaire.

En 2021, selon le Global Fire Power (1), l’armée algérienne, équipée en matériels russes, est classée à la 27e place sur 140 armées. Elle est donc en théorie plus puissante (voir tableau) que celle du Maroc, classée 53e.

La frontière terrestre entre ces deux pays s’étend sur plus de 1778 km (1941 km si l’on englobe le Sahara occidental). Autant dire qu’un conflit aujourd’hui prendrait des proportions sans commune mesure avec « la guerre des sables » de 1963. Avec une population de 45 millions d’habitants pour l’Algérie et 37 millions pour le Maroc, un éventuel conflit contraindrait les populations à basculer dans un nationalisme grégaire aux effets dévastateurs pour toute la région.

La cause des tensions

Le basculement dans une dynamique potentielle de conflit est l’aboutissement d’un long processus de défiance entre l’Algérie et le Royaume du Maroc. Durant l’été 2021, l’Algérie a été en proie à une recrudescence de la Covid-19 ainsi qu’à des incendies dramatiques en Kabylie. Le Royaume du Maroc fut accusé de complicité dans les feux qui ont ravagé les massifs en Kabylie. Ces incendies furent analysés comme des « actes hostiles » faisant parties d’un complot dont la finalité serait la déstabilisation du pays. Pour justifier sa décision de rompre ses relations avec Rabat, Alger énuméra une longue liste de griefs, comprenant les victimes algériennes de la guerre des sables de 1963, le conflit du Sahara occidental et la dangerosité pour l’Algérie et la région de la normalisation des relations entre Israël et le Maroc. En somme, les autorités algériennes ne perçoivent plus le Maroc comme un pays rival mais comme un potentiel ennemi, qui aspire à déstabiliser un régime déjà affaibli par une économie mise à mal depuis la chute du baril de pétrole en 2014 et par une situation politique dans l’impasse depuis l’émergence du hirak (2), en février 2019.

Les autorités algériennes accusent également le Maroc de soutenir le Mak, un mouvement kabyle, fondé en 2001, qui revendique l’autodétermination de cette région. Les dirigeants militaires ont lu, dans les propos de l’ambassadeur du Maroc aux Nations Unies (3), la preuve qu’une énième tentative de déstabilisation de l’Algérie était à l’œuvre. En effet, lors d’une réunion virtuelle des pays non alignés, les 13 et 14 juillet 2021, l’ambassadeur du Maroc, en réaction aux propos de l’ambassadeur d’Algérie sur le peuple sahraoui, avait évoqué le droit du peuple kabyle « de jouir pleinement de son droit à l’autodétermination ». Alger s’est alors indigné, rappellant son ambassadeur au Maroc. Cette crise autour du soutien à la Kabylie n’est pas nouvelle. En 2015 déjà, la délégation marocaine à l’ONU avait soulevé la question du « droit à l’autodétermination de la Kabylie » en réaction là aussi au soutien algérien au droit du peuple sahraoui. L’incident diplomatique était resté circonscrit à des réactions sur la Toile. En 2016, l’émergence d’un mouvement de contestation dans le Rif, région berbérophone du Nord du Maroc à l’histoire tourmentée avec le Royaume, avait soulevé le risque d’un effet boomerang sur le Maroc de la problématique du droit à l’autodétermination du peuple kabyle en Algérie.

La question du Sahara occidental

Entachées historiquement de méfiance, les relations entre l’Algérie et le Maroc ont progressivement basculé dans la défiance. Les raisons de cette défiance remontent au conflit du Sahara occidental. En effet, en 1976, c’était le Maroc qui décidait de rompre ses relations diplomatiques avec une Algérie alors confiante dans son développement économique. L’Algérie était bien décidée à affaiblir la monarchie de Hassan II (1961-1999) confrontée à des tentatives de coups d’État militaires (1971 et 1972) et à une violente répression contre ses opposants politiques. Le départ précipité de l’Espagne du Sahara occidental (1884-1976) offre au Royaume l’opportunité d’annexer ce territoire et de faire de sa défense une cause sacrée pour la Monarchie.

Dès le début du conflit, l’Algérie de Boumediene (1965-1979) prend position en faveur des Sahraouis, afin de ne pas voir son voisin accroître son territoire dans le Sahara, dont le potentiel économique et énergétique est inexploité. Quant à la monarchie d’Hassan II, elle considère qu’une grande partie du territoire de l’Algérie est un cadeau que la France coloniale (1830-1962) a offert à Alger au détriment de Rabat. Elle ne comprend pas l’aversion de l’Algérie à voir le Maroc disposer également d’une profondeur saharienne qui s’avère, pour elle, une récupération de son territoire après l’intermède du protectorat espagnol (1884-1976). Elle s’estime trahie par le non-respect des engagements de 1961, qui stipulent que « le gouvernement provisoire de la république algérienne reconnaît pour sa part le problème territorial posé par la délimitation imposée arbitrairement par la France entre les deux pays, qui trouvera sa solution dans des négociations entre le gouvernement du Royaume du Maroc et le gouvernement de l’Algérie indépendante » (4). Il faut attendre le voyage à Alger de Hassan II en 1968 pour voir un renoncement des prétentions territoriales marocaines : « les revendications du Maroc sur les territoires algériens et mauritaniens étaient utopiques et constituaient un frein à une coopération bénéfique dans la région » (5). Renoncement qui permet un « dégel » dans les relations algéro-marocaines.

En 1963, la « guerre des sables » avait démontré que l’héritage territorial de l’Algérie, dessiné par la France, était contesté par le Maroc. D’abord par le parti de l’Istiqlal, qui appelait à la restauration du Grand Maroc, puis par la monarchie d’Hassan II. Le contentieux territorial entre l’Algérie et le Maroc avait trouvé une issue dans le traité d’Ifrane en 1969, par lequel les deux pays s’étaient engagés à respecter les frontières héritées de la colonisation. Dans les faits, cet affrontement entre deux États à peine indépendants nourrit méfiance et rancœur. Mais lorsque le Maroc récupère habilement le Sahara occidental à la suite du départ des troupes espagnoles, l’Algérie se retrouve confrontée à un dilemme : la reconnaissance du fait accompli ou la guerre. Alger choisit la guerre par procuration en soutenant financièrement et militairement le Polisario. De 1975 à 1991, de l’annexion au cessez-le-feu, l’Algérie contraint tout de même le Maroc à effectuer de lourdes dépenses militaires au regard de son PIB, afin de garder le contrôle du Sahara. Cette guerre d’usure a coûté une dizaine de milliards de dollars à la monarchie, forcée d’entretenir son armée (130 000 à 160 000 hommes) en grande partie déployée dans le Sahara. Selon les mots de Fouad Abdelmoumni : « le coût de ce dossier, c’est tout simplement le non-développement du Maroc ». La dispute du Sahara occidental a donc bloqué le développement économique de la région du Maghreb. La position de principe de l’Algérie sur le Sahara — droit du peuple sahraoui à un référendum sur l’autodétermination — a conduit à une impasse diplomatique. Dans sa rivalité économique avec le Maroc, l’Algérie aveuglée par les illusions de la rente pétrolière, a considéré que le temps jouait en sa faveur.

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