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Penser la stratégie. Une guerre dépolitisée est une guerre perdue d’avance

L’ouvrage est ancien. Il n’appartient pas de prime abord au champ stratégique. Et pourtant, alors que Kaboul vient de retomber aux mains des talibans, il nous dit quelque chose de fondamental sur la manière dont surviennent les échecs stratégiques, y compris lorsque l’adversaire, plus faible militairement, aurait dû perdre – sur le papier.

Dans Why We Hate Politics, paru en 2007, le politiste Colin Hay éclaire les origines de ce qu’il dénomme « la condition contemporaine du désenchantement politique » (1). Auscultant l’évolution politique interne des sociétés occidentales, sa démonstration insiste en particulier sur les effets délétères de ce qu’il appelle la « dépolitisation » (2). Il propose de définir la politique comme « la capacité d’action et de délibération dans des situations de choix spécifiques à effectuer en matière sociale ou collective […] ». « Cette politique, précise-t-il, est synonyme de contingence ; ses antonymes sont la fatalité et la nécessité. (3) » D’autres définitions de la politique existent, naturellement : l’art de l’allocation des ressources rares (Lasswell, 1958) ou encore de l’exercice public de la force (Nicholson, 2004). Mais en fin de compte, la spécificité du politique repose bien, comme le suggère Colin Hay, sur la volonté et la capacité des décideurs de choisir (4).

La « dépolitisation », quant à elle, entraîne la soumission des responsables à des raisonnements qui, à l’inverse, semblent rendre inutile toute délibération sur les réponses à apporter aux grandes questions du champ social. Ce renoncement à choisir (ou, comme le dira le stratège, à conserver sa « liberté d’action ») est, au fond, un refus de contredire ce qui paraît relever d’une « fatalité » stratégique. C’est ce refus qui transforme des décideurs (censés trancher un débat) en gestionnaires (qui se contentent d’accompagner une tendance). Quitter un théâtre d’opérations, même si l’engagement considéré n’a plus aucune rationalité politique, devient ainsi impossible : « Il faut, diront certains, montrer notre solidarité avec nos partenaires. » La question centrale sera évitée : les intérêts de ces partenaires et les nôtres sont-ils identiques ?

De même, réviser des relations avec des « amis » ou des « ennemis » deviendra inenvisageable. On continuera ainsi à considérer comme « alliés » des acteurs qui se comportent en fait comme des adversaires. Et l’on refusera de considérer la possibilité de partenariats réalistes avec des puissances que l’on a pris l’habitude de ranger dans la case des adversaires irréconciliables. Il se trouvera toujours des stratégistes pour argumenter – parfois brillamment – en faveur de cette tétanie volontaire, en opposant généralement la nécessité de respecter des « valeurs » et des « principes » pour éviter de procéder à une analyse sans concession de ce que sont les intérêts réels de l’État dans un contexte stratégique mouvant. Ce fixisme stratégique entraînera généralement une paralysie diplomatique – qui finit par se payer très cher une fois l’écart devenu insupportable (car trop visible) entre effort opérationnel et rendement stratégique.

Certes, le raisonnement de Colin Hay est très majoritairement centré sur des problématiques civiles, le plus souvent économiques et sociales, parfois diplomatiques (5), presque jamais sécuritaires. On saisit pourtant assez facilement pourquoi ce concept de dépolitisation peut aider à réinterpréter les mécanismes qui ont conduit à l’effacement du politique dans les interventions armées occidentales « du fort au faible » dans les années 1990-2010. Le fait est que la guerre, ainsi que le rappelait l’historien militaire britannique Michael Howard, n’est nullement « […] la condition de cette violence généralisée et aléatoire que peignit Thomas Hobbes », mais bien au contraire une activité « intensément sociale » (6). La première caractéristique du militaire, indique encore Howard, « […] n’est pas qu’il use de violence, ni même qu’il use d’une violence légitimée en vertu de sa fonction d’instrument de l’État. Elle est qu’il use de cette violence via un processus de délibération intense (7) ». Pour Colin Hay, on l’a vu, la politique renvoie « au domaine de la contingence et de la délibération ». L’usage partagé de ce terme de « délibération » chez ces deux auteurs pourrait paraître paradoxal : l’un est, après tout, spécialiste d’études stratégiques, l’autre de participation électorale. Mais cet usage partagé devient naturel à partir du moment où l’on acceptera de considérer que la guerre est bien un prolongement de la politique, et non sa négation.

Le nœud du problème est là. La manière dont la guerre a été pensée ces 25 dernières années en Occident – non comme une disputatio politique armée avec un adversaire, mais comme une opération policière chargée d’extirper la violence ennemie –, correspond à une dépolitisation de son objet comme de ses objectifs. Ce qui, pour certains théoriciens, a débouché logiquement sur une « addiction à la guerre perpétuelle » (Bandow, 2016). Certains responsables s’étaient, en l’espèce, résignés à un emploi de gestionnaires sécuritaires, renonçant ipso facto à leur liberté d’action stratégique. Rester ou partir ? Un jour vient, malheureusement, où la question n’a plus de sens, car le choix n’existe plus. Quitter un théâtre ne peut plus se faire sans un impact dévastateur pour la crédibilité politique d’un État. Reste dès lors à espérer que la pensée stratégique, repolitisée, enregistre la leçon pour éviter que les mêmes erreurs n’entraînent, indéfiniment, les mêmes désillusions.

Notes

(1) Colin Hay, Why We Hate Politics, Polity Press, Cambridge, 2007, p. 153.

(2) Le concept de dépolitisation est un thème ancien dans les sciences sociales. Voir par exemple, sur les rapports entre sociologie et catégories du politique : Pierre Lantz, « Dépolitisation et sciences sociales », Journal des anthropologues, no 92-93, 2003.

(3) Colin Hay, art. cité, p. 77.

(4) Ibid., p. 66.

(5) Ibid., p. 84.

(6) Michael Howard, « Temperamenta Belli : Can War be Controlled ? » in Michaeal Howard (dir.), Restraints on War. Studies in the Limitation of Armed Conflicts, Oxford University Press, Oxford, 1979, p. 1.

(7) Ibid.

Légende de la photo ci-dessus : Soldat à l’entraînement à Hohenfels en avril 2021. Les expressions du politique sont multiples. (© US Army)

Article paru dans la revue DSI n°156, « Rupture australienne : quelles conséquences ? », Novembre-Décembre 2021.
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