Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

La France est-elle préparée aux conflits de demain ?

La scène internationale est entrée dans un cycle instable de décomposition-recomposition. Si le retour à un monde multipolaire constitue un progrès réel en termes de liberté collective, il multiplie en contrepartie les zones de friction. La réalité contemporaine est celle des rapports de force et des politiques d’accroissement de puissance. De la guerre.

Le spectre de la guerre s’est étendu comme jamais auparavant au cours de l’histoire. Les conflits interétatiques de haute intensité font leur retour. Simultanément, de nouveaux espaces de bataille apparaissent. La militarisation de l’espace, les cyberaffrontements ou la guerre cognitive posent des défis inédits. Enfin, l’apparition de guerres non militaires engage de plus en plus l’ensemble de la société. La France est-elle prête à comprendre, mener et gagner les affrontements de demain ?

La victoire est toujours au bout du fusil 

« La victoire est au bout du fusil », disait Mao. Cette vérité est toujours d’actualité. Quelles que soient les évolutions du monde, la force militaire demeure un instrument de puissance majeur. Avec un PIB inférieur à celui de la Corée du Sud, la Russie ne pèserait pas grand-chose sur la scène mondiale sans ses 13 000 véhicules blindés et 6500 ogives nucléaires. Quelle serait la place de la France dans le concert des nations si ses armées n’étaient les premières d’Europe ?

Avec 30 000 hommes déployés, Paris est le deuxième contributeur mondial de troupes en posture opérationnelle, derrière les États-Unis. L’excellence de ses troupes est universellement reconnue. Chef des armées selon la Constitution, le président de la République peut décider d’une intervention sans délai. La nation fait preuve d’une forte résilience en acceptant les pertes humaines que ses intérêts et ses obligations impliquent. La France est une des rares démocraties disposant d’une armée apte au feu, grâce à des moyens adaptés et à une volonté politique forte.

Son théâtre de prédilection est l’Afrique sub-saharienne, où elle est un élément essentiel de stabilité et de sécurité collective. Il est improbable qu’elle se retire de la zone. Des missions coup de poing du type de « Serval » en 2013 demeurent possibles en cas d’urgence. En revanche, « Barkhane » a sans doute été une des dernières interventions directes dites de substitution aux forces locales dans la durée. À l’avenir, les forces françaises devraient privilégier des opérations coup de poing et un accompagnement des armées régionales. Il s’agit de toute manière de types d’engagements connus dans un environnement familier.

En revanche, la guerre du Haut-Karabagh, en 2020, a marqué le retour décomplexé à la force armée pour dénouer un contentieux entre États aux portes de l’Europe. L’Azerbaïdjan a réglé un différend territorial en écrasant militairement la petite démocratie arménienne. La guerre, et la guerre de haute intensité, a fait son retour. Elle a également souligné la faiblesse militaire européenne. Une étude du German Institute for Defence and Strategic Studies de juin 2021 conclut que « Si la Bundeswehr avait dû lutter contre l’Azerbaïdjan dans ce conflit spécifique, elle n’aurait eu aucune chance. » (1) La France a également tiré les leçons du conflit. Quoique couvrant un large spectre, ses capacités militaires échantillonnaires ne lui permettraient pas de remplacer le matériel détruit au combat. C’est pour pallier ce risque d’essoufflement rapide que les autorités militaires mettent désormais l’accent sur la préparation à un conflit de haute intensité possible. Une autre leçon tienft au coût humain d’un affrontement de haute intensité. Si Bakou n’a pas déclaré ses pertes, Erevan a évalué les siennes à 4500 morts en 44 jours de combat (2). C’est l’équivalent de l’intégralité des troupes françaises déployées au Sahel. On peut y rajouter 13 000 handicapés et mutilés. Les opinions publiques européennes, même les plus solides, sont-elles prêtes à payer un tel prix ? La densification matérielle et morale s’impose.

En 2020 toujours, la Turquie n’a pas hésité à renouer avec la politique de la canonnière. Ses incursions dans les eaux territoriales grecques ont nécessité le déploiement de navires et de chasseurs français pour faire respecter la souveraineté grecque. Cette crise a révélé l’obsolescence des principes de sécurité collective du XXe siècle. L’OTAN s’est montrée incapable de résoudre la crise entre États-membres et les Américains ont été aux abonnés absents. Alors que l’horizon se charge, l’Europe est faible et isolée. C’est vouloir exciter les tentations.

Occuper et saturer plutôt que détruire

« La guerre ne continue pas quand les armes se taisent » (3), disait Aron, qui n’avait pas toujours raison. Il réduisait la guerre à l’homicide, qui n’est qu’un moyen. Pourtant, Sun Tzu jugeait déjà, il y a 25 siècles, que « le fin du fin » de la stratégie était de « soumettre l’ennemi sans croiser le fer » (4). Lawrence d’Arabie, lui, se vantait d’avoir mené une « guerre d’évitement » et mis en application les principes du maréchal de Saxe « selon lequel on peut gagner une guerre sans livrer de bataille » (5).

Au lieu de viser directement les pièces adverses, la stratégie du jeu de go privilégie ainsi l’occupation préemptive d’espaces stratégiques. C’est le mode d’action de la Russie en Crimée ou de la Chine dans les archipels contestés des Spratleys ou des Paracels — allant jusqu’à créer des îlots artificiels qu’elle occupe militairement. Conforme au droit international, quant à lui, le système français des forces prépositionnées confère à Paris une assise et une crédibilité géopolitique majeures.

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