Des pratiques de corruption s’observent partout dans le monde à différentes échelles et sous de multiples formes, de la petite corruption qui gangrène les administrations publiques à des formes plus élaborées qui pensent bien en amont la captation illégale de fonds, quel qu’en soit le canal. Le secteur de la solidarité internationale n’est pas épargné. Pourquoi le serait-il ?
Les acteurs de l’aide — qu’ils soient professionnels du développement ou de l’humanitaire — sont confrontés chaque jour aux pratiques de corruption, à des niveaux et à des volumes différents. Ces situations posent plusieurs problèmes : d’abord un surcoût financier, puisqu’elles détournent évidemment une partie des fonds de l’aide internationale de leur usage initial et de leur fonction première d’appui à des populations démunies. Ensuite (et surtout), un impact non négligeable en termes d’image, à court et moyen terme, puisque ces malversations financières entretiennent un climat de méfiance envers les acteurs de l’aide internationaux. Au niveau local, cela peut mener à des formes de rejet qui s’expriment parfois de manière violente. Au niveau international, l’impact peut être conséquent sur les modèles économiques des entités épinglées.
Très schématiquement, on peut classifier le détournement d’aide en deux catégories : l’instrumentalisation de l’aide par un tiers (État, notables locaux, chefs de guerre, partenaires, etc.) ; et les malversations internes au sein des organisations non gouvernementales (ONG) ou des organisations internationales (OI). Les objectifs des détournements sont multiples et vont de l’enrichissement personnel à des stratégies politiques développées allant jusqu’à reconstituer des ressources internes ou réorganiser l’espace public.
L’instrumentalisation de l’aide par les États
Prenons le cas de la Syrie. Une tribune de chercheurs publiée en octobre dernier sur le site du Center for Strategic and International Studies a alerté sur le mécanisme de captation de l’aide via la manipulation des taux de change (1). Le régime syrien aurait ainsi capté des millions de dollars de fonds humanitaires en jouant avec le différentiel entre les taux de change officiel et parallèle du rapport dollar – livre syrienne. En 2020, la banque centrale de Syrie aurait encaissé près de 0,51 dollar sur chaque dollar d’aide, le résultat est donc plutôt lucratif, au vu des 2,5 milliards de dollars d’aide qui transitent annuellement par l’ONU depuis 2014 pour financer des programmes en Syrie.
À l’instar de bien d’autres pays, il existe en Syrie plusieurs taux de change dollar contre monnaie locale : le taux officiel, qui au temps de l’étude s’élevait à 1500 livres syriennes pour 1 dollar ; le taux du marché parallèle, utilisé par les commerçants, qui correspond au triple (5000 livres pour 1 dollar) ; et des taux dits « préférentiels », c’est-à-dire négociés entre certaines instances officielles et Damas. Cet entre-deux négocié entre les Nations Unies et le régime syrien s’élevait à 2500 livres syriennes pour 1 dollar en mars 2020. La Banque centrale syrienne étant toujours sous sanctions internationales (depuis 2011), on ne peut qu’être surpris des termes d’une telle négociation. En Syrie, et ce malgré toute l’attention portée à ce pays par la communauté internationale, les Nations Unies sont obligées d’échanger des devises étrangères auprès de banques privées opérant en Syrie ou de « banques correspondantes » situées dans d’autres pays à un taux fixé par la banque centrale syrienne… qui est sous sanction internationale. Les banques privées vendent ensuite leurs devises à la banque centrale syrienne, ce qui lui permet de reconstituer du stock. Le différentiel de taux de change étant comptabilisé au niveau de l’ONU, un tel taux grève le volume d’aide consacré aux opérations avant même de commencer. Certains régimes n’hésitent également pas à utiliser l’aide internationale comme une manne supplémentaire de revenus pour se refaire des liquidités.
Le risque de capture de l’aide internationale par les États récipiendaires est donc bien réel, ou a minima une instrumentalisation de l’aide à des fins stratégiques. On trouve beaucoup d’exemples de projets qui ont été manipulés, au moins partiellement, pour servir des agendas politiques ou économiques. Sur le terrain, les acteurs de l’aide peuvent se retrouver manipulés par les élites locales, par les chefs de guerre, par des entreprises, par les partis politiques, par le gouvernement en place et par des groupes armés non étatiques, et les professionnels du secteur héritent de relations clientélistes existantes sur lesquelles ils ont finalement assez peu de contrôle (à l’instar des autres acteurs intervenant dans la même zone d’opération). Les interventions extérieures sont rarement considérées comme neutres par les populations locales, et dans de nombreux contextes, les professionnels du développement et de l’humanitaire se trouvent à la fois sujet et objet de jeux diplomatiques dans lesquels les paramètres humanitaires et solidaires sont loin d’être les plus déterminants. En contexte de guerre, les parties belligérantes développent souvent un réel savoir-faire dans la captation et le contrôle des ressources humanitaires, au point de leur faire jouer un rôle important dans l’économie politique du conflit.