Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

Le trafic de déchets : une nébuleuse d’acteurs et de flux illicites

Un panel de prestataires d’illégalités

Du côté des acteurs criminels, la filière du trafic des déchets se caractérise aussi par la diversité, avec une multiplicité d’intervenants, des plus insoupçonnables aux plus établis dans la carrière criminelle. En effet, comme le souligne le rapport émis au premier semestre 2019 par la DIA (Direction d’enquête antimafia italienne), « presque toujours, lors des délits relatifs au trafic illicite des déchets se rencontrent des conduites illicites de tous les individus qui interviennent dans le cycle, de la collecte au traitement : pas seulement des éléments criminels, mais aussi des entrepreneurs et des administrateurs publics dénués de scrupules » (1). On retrouve là le double enjeu économique qui sert à justifier de part et d’autre des comportements dévoyés. Criminalité en col blanc et grande criminalité organisée voient leurs intérêts financiers converger : les gains à réaliser soit en économisant sur les coûts de dépollution, soit en accumulant des gains illégaux balayent toute considération environnementale. Il ne pourrait en effet y avoir de trafics de déchets sans la complicité de nombre d’entrepreneurs qui choisissent d’opter pour des services de traitement des déchets frauduleux en connaissance de cause : il y a une réelle demande pour une déclassification frauduleuse des déchets dans une optique de profit.

Généralement, les tarifs proposés par les intermédiaires sont suffisamment bas pour capter le marché, mais aussi pour apparaître suspects à tout client au fait des prix du marché légal. C’est donc sur une véritable demande de trafic que prospère une gamme variée de prestataires d’illégalités : les intermédiaires, des entreprises apparemment légales de transport, de stockage et de traitement de déchets, mais dont les activités réelles sont illégales et, enfin, des organisations criminelles plus ou moins structurées au sommet desquelles trônent les mafias italiennes, Cosa Nostra sicilienne, ‘Ndrangheta calabraise et Camorra napolitaine. En 1992, le chef camorriste napolitain Nunzio Perrella avait d’ailleurs expliqué en amorçant son parcours de collaborateur de justice qu’il avait laissé de côté le trafic de drogues pour mieux se dédier à la « transformation des déchets en or ». Mais il n’y a pas que les grandes organisations criminelles qui ont compris l’intérêt d’infiltrer le secteur en pleine expansion du trafic de déchets. Les opportunités de gains illégaux ont été également très bien évaluées par des opérateurs a priori légaux. Ainsi, les enquêtes antimafia italiennes montrent qu’en général les intermédiaires qui font le lien entre sociétés de traitement fictif des déchets aux mains de la mafia et entrepreneurs disposés à frauder ne sont pas affiliés à l’organisation criminelle. Par ailleurs, des entreprises fraudeuses sont créées par ce que l’on pourrait appeler des criminels d’opportunité.

Le procès qui s’est ouvert en novembre 2021 en France sous l’appellation — très inappropriée — de « procès de la mafia des déchets » illustre cette configuration : au banc des accusés, dix-sept prévenus et sept entreprises qui proposaient des services d’évacuation de gravats de chantiers comme celui de l’aéroport de Nice. Sans être membres d’une organisation criminelle, encore moins d’une mafia, ils ont monté une « escroquerie en bande organisée ». Il est à noter que là, les tarifs proposés étaient parfois alignés sur ceux du marché ; l’escroquerie portait sur l’usage desdits déchets, les entreprises confiant leurs déchets n’étant alors pas conscientes de la fraude. Une fois le contrat d’évacuation des déchets obtenus, les prévenus se contentaient de se débarrasser des gravats sur des terrains privés ou publics servant de décharge, d’où des gains non négligeables. Certains prévenus parvenaient même à placer ces déchets en faisant croire aux propriétaires de terrains qu’il s’agissait de livraisons de terre.

On atteint un stade ultérieur d’infiltration criminelle du secteur des déchets lorsque des organisations criminelles — et l’on retrouve ici au premier plan les mafias italiennes — tentent de remporter les adjudications relatives aux services de collecte des déchets solides urbains et de réhabilitation des sites. Ainsi, en juillet 2020, le conseil municipal de la ville calabraise de Cutro a été dissous pour infiltration mafieuse : parmi les manifestations de celle-ci, le conditionnement exercé par le clan des Grande-Aracri sur les marchés publics, notamment ceux liés à la collecte et au traitement des déchets urbains. Un tel conditionnement découle d’un double processus d’intimidation de la concurrence et de connivence corruptive acquise auprès des institutions locales. À la même période, en Sicile, l’opération « Système parallèle » dévoile un circuit très rémunérateur géré par la mafia et couvrant toutes les phases de la collecte, du transport, de la transformation et de l’abandon en pleine nature de déchets encombrants, y compris dangereux. Les enquêteurs soulignent aussi que ces étapes se faisaient sans le moindre respect des habilitations et des réglementations du secteur. La transformation des déchets consistait principalement à en réduire le volume et à les démanteler pour ensuite s’en débarrasser dans les bennes à ordures avec la complicité d’agents de la RAP (Risorse Ambiente Palermo), société à capitaux publics de la Commune de Palerme en charge de la gestion des déchets sur le territoire.

Sur ces trafics initiaux peuvent se greffer des trafics connexes consistant à s’enrichir ultérieurement en replaçant les déchets non traités ou traités de façon inappropriée dans le circuit économique. Les déchets broyés, compactés, mélangés à d’autres substances peuvent être revendus sous des appellations frauduleuses, par exemple en tant qu’engrais — ce qui contribue à une dégradation supplémentaire de l’environnement — ou comme matériaux de construction. Le trafic de déchets a aussi donné lieu à des fraudes aux assurances : des navires chargés de déchets ont été coulés au large des côtes pour toucher la prime naufrage tout en se débarrassant opportunément des substances toxiques.

Pour les entreprises, frauder sur la nature réelle des déchets et leur classification permet d’économiser les coûts de traitement mais également de se soustraire aux écotaxes prélevées dans certains pays, ce qui constitue un manque à gagner fiscal pour les États concernés. Autour de l’infraction mère se greffent donc d’autres illégalités.

Routes et flux à l’international

En ce qui concerne les flux, le trafic des déchets peut revêtir une dimension tant nationale qu’internationale suivant la nature des acteurs impliqués. À l’international, il est souvent associé à des trajectoires « Nord pollueur – Sud pollué ». Si cette route traditionnelle existe, elle n’épuise pas toutes les routes suivies par ces déchets en déshérence.

Les routes internationales Nord-Sud pour les trafics de déchets exploitent les différences territoriales en matière de législation environnementale — que la législation en vigueur soit plus laxiste ou que sa mise en œuvre effective connaisse des failles —, ainsi que la faiblesse des contrôles douaniers.

Cette dernière résulte de trois aspects. D’une part, l’énormité des volumes de marchandises transitant dans les ports rend le pourcentage de conteneurs faisant effectivement l’objet d’un contrôle extrêmement faible (de l’ordre de 3 %). D’autre part, l’expertise dans l’identification des produits est parfois lacunaire : cela vaut en particulier lorsque les trafiquants recourent à de fausses déclarations afin de faire passer des déchets — au premier rang desquels des matières plastiques et caoutchouc — pour des matières premières libres d’exportation. L’absence de réglementation sur les produits d’occasion permet également de faire passer en fraude des déchets soumis à des restrictions d’exportation : des déchets d’équipements électriques et électroniques sont ainsi illégalement exportés vers l’Afrique de l’Ouest et la Chine sous un étiquetage frauduleux de marchandises de seconde main. Enfin, la corruption permet d’éluder certains contrôles. Asie (surtout Chine, Hong Kong, Indonésie, Inde, Malaisie, Pakistan et Vietnam) et Afrique (notamment Côte d’Ivoire, Ghana, Guinée, Nigéria, Sierra Leone, Tanzanie, Togo, Bénin et Sénégal) constituent des destinations privilégiées pour ces trafics. Dans un pays comme l’Inde, qui a choisi de se spécialiser dans le secteur considéré comme porteur pour l’avenir du traitement des déchets (particulièrement ceux liés au démantèlement de navires et aux produits informatiques), la création d’un secteur légal s’est accompagnée du développement parasite d’un secteur illégal. Celui-ci est toléré par les autorités parce que créateur d’emplois et de croissance économique. Plus récemment, des routes se sont développées vers les Balkans et l’Ukraine. Cette tendance sera probablement amenée à s’approfondir, alors même que la Chine depuis le début de 2021 a suivi l’exemple de pays comme la Malaisie, la Thaïlande ou l’Inde pour interdire l’importation de certains types de déchets. La fermeture de la Chine aux déchets solides, notamment plastiques, papiers et textiles, risque de favoriser un engorgement et une hausse du prix de traitement desdits déchets à l’échelle mondiale, ce qui ne manquera pas d’alimenter les trafics.

Ceci étant dit, il existe également des routes que l’on pourrait qualifier de Nord-Nord, voire des routes Sud-Nord. La Convention de Bâle de 1992, en interdisant l’exportation de rebuts dangereux hors OCDE, a favorisé le redéploiement des trafics à l’intérieur de cette zone. À un niveau national, l’accent mis par les forces de l’ordre italiennes sur la lutte contre l’éco-mafia a permis d’identifier des décharges illégales dans le Nord de l’Italie et même des routes d’exportation illégale de déchets du Sud calabrais vers la ville septentrionale de Brescia en Lombardie, ou encore de la Slovénie vers le Frioul. Toutes ces routes de trafics sont ponctuées de terres souillées, comme la fameuse « Terre des feux » (« Terra dei fuochi »), nom donné à un vaste territoire près de Naples où déchets toxiques enfouis, décharges illégales et mises à feu de celles-ci ont conduit à une flambée de la mortalité par leucémie et cancers de la population locale.

Le trafic de déchets sous ses multiples formes se nourrit donc des lacunes dans la mise en place des législations environnementales, de faiblesses dans la capacité de détection des déchets en déshérence, mais aussi du dévoiement certain de l’analyse coûts-bénéfices : tant que frauder sur le traitement des déchets sera perçu comme une économie dans les coûts, voire un avantage concurrentiel et tant que la faiblesse des sanctions (peu de prison ferme et amendes peu dissuasives) ne viendra pas contrebalancer ce calcul opportuniste, la balance penchera en faveur d’une activité économique polluante au détriment de la sécurité offerte par un environnement protégé.

Note
(1) https://​direzioneinvestigativaantimafia​.interno​.gov​.it/​s​e​m​e​s​t​r​a​l​i​/​s​e​m​/​2​0​1​9​/​1​s​e​m​2​0​1​9​.​pdf (p. 583).

Légende de la photo en première page : Au printemps 2008, Naples était frappée de plein fouet par une crise des déchets : plus de 6000 tonnes d’ordures s’entassaient dans les rues quand 50 000 autres tonnes jalonnaient les routes de la Campanie. Face à la saturation en ordures ménagères, un état d’urgence a été décrété sur toute la région pendant plus de quatorze ans, de 1993 à 2009. (© Shutterstock)

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°66, « Géopolitique de la criminalité », Février- Mars 2022.

À propos de l'auteur

Clotilde Champeyrache

Économiste et criminologue au Conservatoire national des arts et métiers, équipe « Sécurité, Défense, Renseignement », auteur de Géopolitique des mafias (Le Cavalier Bleu, février 2022).

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