L’état de l’armée libanaise est également très préoccupant. S’étant imposée après la guerre civile comme la seule institution nationale neutre garante de la stabilité du pays, elle subit de plein fouet la crise économique, alors que le budget de la défense a été divisé par six : les salaires atteignent 50 dollars pour un soldat et 100 dollars pour un officier, si bien que les phénomènes de désertions s’accentuent, tout comme le cumul de plusieurs « boulots » parallèles. Pour pallier temporairement le manque de moyens, un sommet d’aide d’urgence a eu lieu en juin 2021 à l’appel de la France. Les conséquences de la crise économique sur le tissu social sont importantes : couplées aux tensions communautaires qui reprennent, les pénuries et la vie chère provoquent une hausse de la criminalité (6). L’atout principal du Liban, son capital humain, est hypothéqué du fait de l’effondrement du système éducatif et de la fuite de sa main-d’œuvre hautement qualifiée.
Un « système » politique à bout de souffle
En août 2021, un triste anniversaire, celui de l’explosion du port de Beyrouth, venait rappeler que le pays avait été victime de l’explosion accidentelle, et non militaire, la plus violente du XXIe siècle (faisant plus de 215 morts et plus de 6500 blessés). Deux mois plus tard, octobre marquait, dans une ambiance tendue et morose, les deux ans de la « thawra », mouvement de contestation sociale de grande ampleur caractérisé par un rejet global du « système », de la corruption et des logiques confessionnelles. Intervenant après l’annonce de nouvelles mesures fiscales, notamment une taxe sur les appels effectués via le service de messagerie instantanée WhatsApp, très populaire au Liban, ces mouvements spontanés ont touché tout le pays et ont conduit à la démission du gouvernement Hariri le 29 octobre 2019, ouvrant une ère d’instabilité politique caractérisée par plus de treize mois de vacance du pouvoir.
En conflit ouvert avec le président Aoun sur la répartition des sièges au sein du gouvernement, Saad Hariri, de nouveau désigné président du Conseil des ministres en octobre 2020, renonce à en former un le 15 juillet 2021. Najib Mikati, homme d’affaires et politique sunnite de Tripoli, qui avait déjà été Premier ministre en temps de crise et à la suite d’une période de vacance du pouvoir (en 2005 après l’assassinat de Rafic Hariri et la polarisation du champ politique libanais entre forces du 8-Mars et du 14-Mars, puis entre 2011 et 2013), parvient à former un gouvernement le 10 septembre. Homme de consensus et habile négociateur, il n’en est pas moins le parfait symbole de cette oligarchie politico-financière qui est une partie du problème et non de la solution. Par nature transitoire, faite d’alliances précaires dans l’esprit propre à l’ère « post-Taëf », l’action du gouvernement Mikati se retrouve entravée depuis un mois et demi par la conjonction d’une crise juridico-politique et géopolitique avec les pays arabes du Golfe.
Les controverses autour de l’enquête du juge Tarek Bitar sur l’établissement des responsabilités dans l’explosion du stock de nitrate d’ammonium dans le port de Beyrouth ont en effet servi de prétexte à une confrontation meurtrière entre les forces chiites et les Forces libanaises chrétiennes à la mi-octobre 2021, ravivant les tensions intercommunautaires et le spectre de la guerre civile. Si l’enquête a déjà déterminé les responsabilités concernant l’acheminement du nitrate d’ammonium à Beyrouth et les raisons du stockage dans le port, la cause de l’explosion n’est pas encore établie. De nombreux faisceaux d’indices convergent déjà vers le Hezbollah en raison de sa mainmise sur le port, tandis que des informations de presse mettent en lumière le rôle de trois hommes d’affaires russo-syriens proches du régime de Bachar el-Assad. Au-delà du Hezbollah et d’Amal, c’est la majeure partie de la classe politique qui entrave l’enquête et le Parlement refuse de lever l’immunité de ses membres mis en cause, illustrant parfaitement la culture de l’impunité et le soupçon permanent de la politisation de la justice dans le pays depuis au moins 2005.
Ces tensions font le lit d’un clientélisme politique et d’un repli communautaire délétère qui ne faiblissent pas. Présent dans la Constitution de 1926, consacré par les termes du « Pacte national » de 1943 et entériné par le « document d’entente nationale » de Taëf de 1989, le communautarisme est devenu le fondement de l’organisation de la vie publique au Liban malgré son caractère transitoire (7). Dans ce système, le Hezbollah tient une place toute particulière que d’aucuns décrivent comme sa « clé de voûte ». Principal représentant de la communauté chiite dans la vie politique libanaise, il s’est constitué depuis 1982 comme un « État dans l’État », à la tête d’un réseau d’organismes de charité, d’hôpitaux et d’écoles selon une logique clientéliste éprouvée, à l’image de l’ensemble de la classe politique libanaise. Le document de Taëf lui offre une légitimité à toute épreuve dans son rôle de « résistant » à l’occupation israélienne, y compris après 2000, date du retrait des troupes israéliennes du Sud du Liban. De fait, le Hezbollah joue un double jeu : promouvant un programme islamiste en ligne avec les objectifs idéologiques de la République islamique d’Iran, il sert aussi ses propres intérêts, profitant d’un système dont il est le centre — notamment grâce à l’alliance qu’il a formée en février 2006 avec le Courant patriotique libre — en participant aux gouvernements successifs depuis 2005 et défendant le statu quo, comme lors des manifestations de l’automne 2019.
La dynamique de contestation engagée lors des manifestations d’octobre 2019 semble s’essouffler sous l’effet combiné de la pandémie de Covid-19, grande force contre-révolutionnaire, et de l’engrenage économique et politique dans lequel est pris le pays. Alors que les candidats issus de la « thawra » ont remporté des victoires notables lors des élections estudiantines et syndicales à l’été 2021, ils ont enregistré des scores très décevants aux élections du barreau de Beyrouth. Cela ne laisse pas présager une issue positive aux élections législatives prévues pour mars 2022, même s’il est entendu que la transition politique est une entreprise structurelle qui ne sera pas résolue par un événement électoral.
Le Liban peut-il éviter d’être une monnaie d’échange dans un jeu régional en mutation ?
L’action du gouvernement est bloquée non seulement par les tensions autour de l’enquête du juge Bitar, mais aussi en raison de la crise provoquée par les critiques du ministre de l’Information Georges Cordahi, en août dernier, sur l’engagement de la coalition menée par l’Arabie saoudite dans la guerre au Yémen depuis 2015. Soutenu par le Hezbollah, le ministre est poussé à la démission par le chef du gouvernement, Najib Mikati. Au-delà de la crise politique provoquée, cet épisode est révélateur des changements géopolitiques et diplomatiques dans la région, dont le Liban fait les frais, victime de sa position d’« État tampon » et de caisse de résonance des conflits régionaux. La structuration de la vie publique libanaise selon une logique confessionnelle rend en effet le pays perméable aux jeux des puissances extérieures depuis son indépendance.
La crise diplomatique engagée entre le Liban et les anciens soutiens de la communauté sunnite du pays, soit l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, Bahreïn et, de manière plus surprenante, le Koweït, dénote un profond changement de paradigme régional. Les pays arabes du Golfe considérant désormais que le Liban fait partie de l’axe d’influence de Téhéran, et lassés de la mainmise du Hezbollah sur la scène politique, de ses activités régionales en Syrie et au Yémen et de l’incapacité des sunnites à l’endiguer, ils s’en désengagent. Cette rupture s’inscrit dans la continuité d’une détérioration progressive des relations saoudo-libanaises, notamment après l’assassinat de Rafic Hariri en 2005, du fait de la position centrale du Hezbollah dans l’équation politique du pays après la signature des accords de Mar Mikhaël (8) et sa victoire contre Israël en 2006, et de son implication directe dans la guerre en Syrie à partir de 2012. L’épisode malheureux de la séquestration de Saad Hariri et sa démission forcée depuis Riyad en novembre 2017 ont été le point culminant de ce divorce, jusqu’à la rupture diplomatique de cette fin d’année.