Il ne faut pas oublier que l’attitude des pays arabes du Golfe s’inscrit dans le cadre de leur rivalité avec l’Iran et dans le contexte des négociations sur le nucléaire iranien, qui ont repris fin novembre 2021. La signature des accords d’Abraham, le 15 septembre 2020, entre Israël et les Émirats arabes unis d’une part et Israël et Bahreïn d’autre part, suivie d’un rapprochement du Maroc et du Soudan avec l’État hébreu, permet de consolider un front de nature à contenir l’expansionnisme iranien dans le Golfe. Préoccupés principalement par l’activité régionale de l’Iran et de ses proxys, dont le Liban fait partie, et soucieux de conserver des leviers de négociation, ces pays conjuguent efforts de déconfliction, tentatives de dialogue avec l’Iran et maintien d’une pression à l’échelle régionale dont le pays du Cèdre fait les frais.
Les efforts de normalisation des pays arabes du Golfe avec le régime de Bachar el-Assad, menés par les Émirats arabes unis avec le soutien de la Jordanie, de l’Égypte et, plus discrètement, de l’Arabie saoudite, ont pour but de sortir la Syrie de l’orbite iranienne et de consolider une influence arabe à Damas face à l’emprise russe. Sur fond de dépendance énergétique — transferts de gaz égyptien et d’électricité jordanienne au Liban via la Syrie, auxquels les États-Unis ont consenti —, le Liban se retrouve sur ce point également au milieu du gué, mais pourrait aussi négocier sa position stratégique d’intermédiaire comme en témoigne la rencontre quadripartite du 8 septembre dernier à Damas.
Prenant acte du repli des États-Unis sur leurs intérêts principaux et de leur retrait subséquent d’un certain nombre de théâtres régionaux (Irak, Afghanistan), convaincus qu’ils ne se comportent plus comme un allié fiable après leur inaction à la suite des attaques iraniennes sur les sites saoudiens d’Abqaiq et de Khurais et contre des tankers dans le détroit d’Ormuz en 2019, les pays arabes du Golfe changent de stratégie diplomatique. Ils entreprennent de constituer un équilibre régional dont ils seraient les garants et de mettre en œuvre une politique de déconfliction régionale en contrepoint à une logique de confrontation coûteuse. Le dégel des relations entre les pays du « Quartet » (constitué de l’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis, de Bahreïn et de l’Égypte) et le Qatar, acté au sommet d’Al-Ula en janvier 2021, témoigne de ce changement de cap diplomatique dont l’onde de choc continue de se propager, illustré récemment par le rapprochement turco-émirien que rien n’aurait laissé présager il y a encore un an ou par l’amorce d’un dialogue saoudo-iranien sous l’égide de Bagdad. En ce qui concerne la diplomatie saoudienne en particulier, le Liban pourrait n’être que la monnaie d’échange entre Riyad et Téhéran sur le dossier yéménite, auquel l’Arabie saoudite cherche une porte de sortie acceptable depuis longtemps maintenant et dont la clé réside dans l’attitude des Houthis, qui consolident leur emprise territoriale. La solution à son isolement pourrait donc provenir des discussions saoudo-yéménites à Oman et saoudo-iraniennes à Bagdad.
Face à Washington, qui n’envisage le caractère stratégique du Liban que par le prisme de sa politique iranienne, les initiatives de la France, même si elles comportent des contradictions, voire des apories, ont le mérite de prévenir l’effondrement total du pays.
Notes
(1) Communiqué de la Banque mondiale : https://www.banquemondiale.org/fr/news/press-release/2021/05/01/lebanon-sinking-into-one-of-the-most-severe-global-crises-episodes
(2) Direction générale du Trésor, fiche Liban : https://www.tresor.economie.gouv.fr/Pays/LB/cadrage-general
(3) Hélène Sallon et Laure Stephan, « Au Liban, “l’État est en train d’échouer” face à la crise », entretien avec Olivier De Schutter, 13 novembre 2021 (https://www.lemonde.fr/international/article/2021/11/13/au-liban-l-etat-est-en-train-d-echouer-face-a-la-crise_6101946_3210).
(4) La pyramide de Ponzi est un mécanisme consistant à payer les intérêts des premiers dépositaires avec les dépôts des seconds.
(5) 144 % en glissement annuel en septembre 2021, selon l’Administration centrale de la statistique libanaise.
(6) Selon la société de recherche Information International, le vol et les homicides ont progressé respectivement de 144 % et de 45,5 % en glissement annuel en janvier-février 2021 (https://today.lorientlejour.com/article/1255508/incidents-of-homicide-and-theft-in-lebanon-increased-by-455-and-144-respectively-year-on-year-in-january-and-february-consultancy-information-internat.html).
(7) Dispositions de l’article 95 de la Constitution libanaise du 23 mai 1926.
(8) Document d’entente entre Michel Aoun et Hassan Nasrallah, signé le 6 février 2006 à l’église Mar Mikhaël de Chiyah, village autrefois chrétien et désormais habité en partie par des chiites (NdlR).
Légende de la photo en première page : Le 16 mars 2021, des Libanais protestent aux abords de la Banque centrale, à Beyrouth, pour dénoncer la chute de la livre libanaise, qui atteignait alors un record historique sur le marché noir en frôlant les 15 000 livres pour un dollar. Le lendemain, le président Michel Aoun posait un ultimatum à Saad Hariri : former un gouvernement au plus vite ou renoncer à son poste de Premier ministre. (© Shutterstock)