Une fois encore, c’est l’armée américaine qui prouve l’intérêt du wargame en 1990. Dès l’invasion du Koweït par Saddam Hussein, le Pentagone achète plusieurs dizaines d’exemplaires du wargame commercial Gulf Strike (Victory Games) conçu par Mark Herman, un analyste visionnaire, testant l’opération « Tempête du désert » sous toutes ses coutures. De même, c’est grâce aux wargames que le Pentagone va définir la meilleure stratégie pour abattre Saddam Hussein en 2003, remettant en cause les plans initialement élaborés par les officiers d’état-major américains pour définir la manœuvre qui mettra à terre le dictateur irakien de manière spectaculairement rapide. Aujourd’hui, un jeu comme Fitna ambitionne de faire de même pour les conflits en cours et futurs au Moyen-Orient.
Pourquoi le wargame connait-il un regain d’intérêt aujourd’hui en France ?
Tout d’abord, parce que nous sommes entrés dans une ère de profonde incertitude stratégique, où tout semble de nouveau possible. 2014 a été l’année-charnière : annexion de la Crimée, invasion de l’Ukraine, expansion de Daech, réveil militaire de la Chine. Dès lors, l’étude de scénarios jugés hier improbables redevient d’actualité. Et les wargames se révèlent un formidable outil pédagogique bien adapté pour répondre à la question : « que se passerait-il, si… ? » Dans l’esprit des militaires, ce facteur d’incertitude réhabilite l’acceptation de l’usage de dés propre au wargame, ces dés reproduisant l’incertitude et les frictions du combat. L’immense avantage du wargame, c’est que l’on peut tester toutes les stratégies, même les plus audacieuses, sans risquer la moindre vie humaine. De ce point de vue, il est nécessaire d’analyser les résultats obtenus sur un nombre significatif de parties avant d’en tirer des conclusions opératives (2).
Ce regain d’intérêt est dû également au fait que l’on assiste en France à la multiplication d’initiatives visant à promouvoir la pratique professionnelle du wargame. Citons-en quatre. La première a permis la mise en place d’ateliers consacrés aux wargames au sein de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), puis de la FMES ; ces ateliers permettent aux participants de tester par exemple ce qui pourrait se passer dans une Syrie post-Daech ou un Irak replongeant dans la guerre civile, dans une Ukraine basculant dans une guerre totale, en cas d’affrontement entre Israël et l’Iran, ou bien en cas d’escalade militaire entre Washington et Téhéran pour le contrôle de l’Irak ou du détroit d’Ormuz. En 2019, les participants de ces ateliers ont pu envisager et tester les conséquences d’un affrontement régional à Oman en cas de disparition du sultan Qaboos, un scénario qui a bien failli se produire début janvier 2020 après le décès du sultan !
La seconde initiative a débouché sur la création de l’association Serious Games Network France (SGN-F) (3), à l’initiative de Patrick Rueschtmann, qui fédère des professionnels de tous horizons. Cette association très dynamique développe le wargame et les jeux sérieux (serious games) en direction d’une large audience, très au-delà de la seule sphère militaire. La troisième initiative s’illustre par la naissance de ce que l’on pourrait qualifier « d’école française du wargame », grâce à la montée en puissance d’éditeurs français du wargame, tels Nuts Publishing, Hexasim ou bien encore Vae Victis. Les concepteurs d’aujourd’hui n’hésitent plus à s’affranchir des codes anglo-saxons pour promouvoir des jeux plus fluides, dynamiques, simples et réactifs, sur des thématiques novatrices. Ils n’hésitent pas non plus à simuler des conflits futurs, fussent-ils politiquement incorrects.
L’essentiel ne consiste plus à représenter un affrontement de la manière la plus détaillée possible, mais à simplifier les mécanismes pour permettre aux joueurs de se concentrer sur la stratégie et l’effet final recherché, le tout dans un contexte historique ou géopolitique crédible, avec des systèmes de jeu forçant les joueurs à prioriser leurs actions (notamment grâce au système Card Driven (4)) et à prendre des décisions : l’inverse de ce que la vie politique et médiatique nous montre quotidiennement. La quatrième et dernière initiative synthétise les trois autres à travers la mise en place d’une convention française annuelle consacrée au wargaming professionnel et autres serious games, à l’instar des fameuses conventions américaine (Connections US) et britannique (Connections UK) (5).
Quelle est la recette de ce succès ?
Elle tient au fond en quelques mots : bon timing, pédagogie, persuasion et concentration des efforts. Si les tentatives précédentes de sensibilisation au wargame avaient échoué à atteindre la masse critique permettant de dépasser le seuil de défiance, c’est sans doute qu’elles étaient éparpillées et qu’elles s’étaient concentrées sur une approche visant uniquement la base et non pas le sommet. Citons la mise en place de clubs de wargames dans les écoles d’officiers ou les universités fonctionnant le soir ou le week-end, renforçant ainsi la perception de leur caractère ludique jugé par là même « peu sérieux ».