La stratégie des moyens française est un objet fascinant. Au sein de ses différents étages, vous vous êtes intéressé à la question du choix d’une coopération européenne – ou non – en démontrant l’existence de configurations décisionnaires impliquant un « clash des élites ». En quoi consiste ce clash ? Se produit-il aussi de manière fractale, au sein des différents acteurs politiques et industriels ?
Samuel Faure : La politique d’armement qui engage l’État pour plusieurs dizaines de milliards d’euros sur des décennies serait gouvernée par le « complexe militaro-industriel » : cet argument demeure largement partagé. Au sommet de l’État, il y aurait une élite formée dans les mêmes écoles qui « capturerait » la décision. Certes, cette élite est constituée de ministres et de généraux, d’ingénieurs de l’armement et d’industriels, mais tous défendent les mêmes intérêts. Il faut bien dire que l’idée est séduisante, révélant les circulations et les interdépendances institutionnelles et informelles entre décideurs politiques, chefs militaires, hauts fonctionnaires – d’aucuns parleraient aujourd’hui d’« État profond » – et capitaines d’industrie. De fait, si la France est gouvernée par une élite défendant un intérêt national, reste à savoir la stratégie qu’elle élabore pour armer l’État : le « made in France », la coopération européenne ou le partenariat transatlantique avec les États-Unis ?
Or l’observation empirique révèle que les autorités françaises travaillent simultanément avec l’Europe et sans l’Europe pour armer l’État. L’avion de transport militaire européen A400M, l’avion de combat français Rafale et le drone militaire américain Reaper sont les trois cas étudiés dans l’ouvrage, restituant ainsi l’élaboration de la politique d’armement de la France des années 1960 aux années 2010. Cette variation décisionnelle serait-elle produite par le contexte politique ? Indiscutablement, il s’agit d’une condition explicative importante. Le type d’armement aurait-il aussi un effet sur la prise de décision, une coopération européenne se trouvant moins adaptée pour réaliser un avion de combat qu’un avion de transport militaire, par exemple ? On tient là une intuition de bon sens qui s’avère, dans bien des cas, opérante.
Il n’en demeure pas moins que l’enquête de deux ans que j’ai menée au cœur du « complexe militaro-industriel » français m’a conduit à un résultat auquel, il faut bien l’admettre, je ne m’attendais pas. Les variations décisionnelles de cette politique publique sont déterminées par les rapports de proximité, mais aussi de conflictualité, entre les élites françaises au sein même de l’État et de l’industrie de la défense. La thèse du « clash des élites » de l’armement, c’est à la fois House of Cards (forte interdépendance entre certains acteurs) et Game of Thrones (forte conflictualité entre certains groupes d’acteurs). L’acquisition d’armements ne résulte donc pas de décisions prises par un complexe militaro-industriel, mais par plusieurs groupes d’acteurs hétérogènes que je qualifie de « configurations ».
Chaque configuration associe des ministres à des industriels, des chefs militaires à des ingénieurs de l’armement. Si leurs motivations sont souvent différentes (gagner une élection, accroître son chiffre d’affaires, développer la meilleure technologie militaire, limiter les coûts de production, etc.), ils partagent une même stratégie politique. Pour une configuration d’élites françaises, l’Europe est considérée comme l’instrument d’action publique le plus approprié pour armer l’État ; pour d’autres, la souveraineté nationale ou bien l’importation d’armements des États-Unis correspondent aux stratégies les plus adaptées.
Un coup avec, un coup sans : quels sont les déterminants d’un choix européen ou national pour la conduite d’un programme ? Peut-on anticiper les configurations ou considérer que tel programme a un potentiel européen ?
Une fois le mythe du complexe militaro-industriel écarté, le risque est grand de considérer ces processus décisionnels comme étant trop complexes pour être expliqués. Ce fut la position de l’un de mes interlocuteurs évoquant « un alignement des planètes et puis c’est tout ». Ce phénomène résulterait d’une association de facteurs multiples dont on peut, au mieux, faire une liste à la Prévert : la volonté politique, les intérêts industriels, le besoin militaire, le contexte géopolitique, une crise imprévue, etc. Un tel travail permet de décrire la dynamique politique à l’œuvre, étape analytique utile, mais insuffisante pour le chercheur en sciences sociales qui ambitionne également d’expliquer. Dans cet esprit, je propose une typologie qui explique chaque débouché décisionnel (l’A400M européen, le Rafale français, le Reaper américain) par une configuration d’acteurs. Je démontre que les rapports d’interdépendance qui associent et opposent les élites françaises sont déterminés par deux facteurs correspondant à deux processus historiques qui s’établissent sur près d’un demi-siècle : le degré d’autonomisation des entreprises vis-à‑vis de l’État et le degré d’européanisation des relations professionnelles entre les acteurs français et étrangers.
Je démontre qu’une condition essentielle à la réalisation de l’A400M fut la constitution concomitante de l’entreprise multidomestique EADS. En outre, le travail politique réalisé à la fin des années 1990 par le président Jacques Chirac, le ministre Alain Richard et leurs conseillers respectifs a été déterminant pour « faire tenir » ensemble les États et les industriels européens. Quant au choix du Rafale, il ne se réduit pas au récit faisant du contexte de la guerre froide et des relations interpersonnelles liant étroitement la famille Dassault à Jacques Chirac des leviers quasi mécaniques. Bien des élites de l’armement étaient opposées à cette option « made in France » perçue comme coûteuse et incertaine. Les documents exclusifs rassemblés et les centaines d’heures d’entretiens réalisés permettent de formuler une explication renouvelée : au-delà du rôle de premier plan qu’a joué Dassault Aviation, et le lobbying réalisé par les représentants de la Snecma, la non-décision du président Mitterrand a eu un effet majeur. Enfin, l’acquisition du Reaper à l’été 2013 ne peut se limiter à une réponse militaire liée à une urgence opérationnelle dans un contexte de menaces terroristes djihadistes élevées. Ce choix pour un armement américain s’explique aussi par la prise en compte des conflits entre les armées et entre les industriels remontant au début des années 2000 et qu’aucun des gouvernements successifs n’a réussi à ordonner. D’ailleurs, le rapport de la Cour des comptes publié en février 2020 aboutit à une interprétation analogue.
De fait, il est possible de formuler des hypothèses sur le potentiel européen d’un programme d’armement à partir de l’« effet de configuration ». Par exemple, le programme de chars d’assaut du futur (MGCS) aurait plus de probabilités d’aboutir si le groupe franco-allemand KNDS voyait sa gouvernance intégrée sur le modèle des champions européens, Airbus ou MBDA. Par ailleurs, on peut présumer qu’un gouvernement à la politique libérale et en faveur d’une intégration européenne renforcée travaillera à la mise en œuvre d’un programme européen tel que le SCAF, alors qu’un gouvernement plus attaché à la souveraineté nationale préférera valoriser le « made in France ».