La France a adopté en 2018 une Loi de programmation militaire (LPM) qui prévoit 172,8 milliards d’euros d’investissements consacrés aux équipements militaires pour 2019-2025 (sur une enveloppe totale de 295 milliards pour les armées). Cette loi a été un engagement fort pour Emmanuel Macron et un objectif clé pour Florence Parly. Cette dépense publique est-elle légitime ? Pourquoi le secteur de la défense bénéficie-t‑il d’une loi de planification ?
La LPM est un outil de planification pluriannuelle des dépenses publiques. Elle donne une visibilité aux armées et à leurs partenaires industriels. La construction d’un outil de défense prend du temps et requiert donc un effort continu sur plusieurs années : c’est le sens d’une LPM, dont la durée peut aller de quatre à sept ans. Cette visibilité permet à l’industrie de développer les programmes et les capacités industrielles afin de fournir aux armées les équipements appropriés en temps utile et au bon rythme de livraison.
Si la France souhaite poursuivre son engagement actif dans la paix internationale, il est important de préserver la LPM comme outil de son autonomie stratégique. Sans une industrie nationale, nos soldats dépendraient du bon vouloir des pays producteurs pour s’équiper et même pour définir les conditions d’emploi de ces équipements. C’est la leçon des achats aux États-Unis de drones Reaper (utilisables uniquement dans la bande sahélo-saharienne pour les premiers appareils fournis à la France) ou de missiles Javelin (dont l’usage a été restreint à l’Afghanistan). La LPM permet ainsi de garantir la défense de la France en dotant nos soldats des équipements leur permettant de réaliser leurs missions avec efficacité et un bon niveau de protection.
Toutefois, l’existence d’un engagement budgétaire pluriannuel pourrait surprendre. En effet, le budget de l’État doit respecter le principe d’annualité budgétaire, qui permet un contrôle parlementaire sur les dépenses publiques. Ce principe est néanmoins incompatible avec la nécessité de prévoir certaines dépenses publiques, comme les investissements de défense, à moyen et à long terme. L’article 34 de la Constitution de 1958 permet d’aménager ce principe par le vote de lois fixant des orientations pluriannuelles aux finances publiques. Il donne donc la possibilité de planifier la politique de défense malgré l’annualité budgétaire. Cependant, point important, le Parlement doit toujours approuver chaque année les dépenses nécessaires à la mise en œuvre des LPM.
La France organise ainsi le développement de son outil de défense à travers une planification budgétaire pluriannuelle depuis les années 1960. Le concept de LPM apparaît lui-même en 1977 pour fixer l’orientation des crédits d’équipement, son périmètre s’étendant progressivement à l’ensemble des dépenses militaires. Pourtant, et c’est là une subtilité à garder en tête, la LPM n’a pas de caractère normatif. Elle doit donc être transposée, chaque année, dans la Loi de finances initiale (LFI). La mise en œuvre de la LPM dépend donc aussi de la bonne volonté du gouvernement en place.
La LPM actuelle vient compenser la LPM 2014-2019, qualifiée de « LPM de survie ». Faute de ressources suffisantes, cette dernière n’a pas permis d’accroître les effectifs et de renouveler l’équipement des armées comme cela aurait été souhaitable. Pourtant, nos soldats n’ont jamais été autant sollicités en opérations extérieures (« Barkhane », « Chammal »…) et intérieures (« Sentinelle »). Si les dépenses d’équipement vont augmenter de 80 % lors de la LPM actuelle, il ne faut pas oublier qu’elles ont diminué de 21 % entre 2008 et 2012, à la suite de la crise financière des subprimes, et qu’elles sont restées à un niveau plutôt bas jusqu’en 2019. La hausse est donc en fait un rattrapage. L’accroissement de l’effort de défense est important, mais il reflète des besoins qui sont incontournables en termes d’effectifs, de préparation opérationnelle et d’équipements.
Cependant, la LPM prévoit une augmentation très significative des dépenses après l’élection présidentielle. On peut toutefois se demander si ces objectifs ambitieux pourront être tenus. Une analyse rétrospective montre que les dépenses effectivement réalisées sont souvent en deçà des objectifs fixés par les LPM, et même des crédits votés par le Parlement en loi de finances initiale. En effet, en cours d’exercice budgétaire, les dépenses en opérations extérieures ou de personnel peuvent se révéler supérieures aux prévisions. Il est tentant pour les décideurs de reporter des dépenses d’investissement pour assurer l’équilibre du budget lors de l’année concernée, d’autant que les conséquences ne sont pas perceptibles à court terme. Néanmoins, de tels arbitrages vont fragiliser la cohérence dans la durée de la politique industrielle de défense et donc le bon équipement des armées.
Depuis 1985, les dépenses réelles s’écartent souvent de la programmation. Il existe en effet une tension permanente entre les objectifs d’autonomie stratégique et la bonne gestion des finances publiques. Cela a particulièrement été le cas entre la fin des années 1980 et le début des années 2000, pendant lesquelles le déficit de dépense a représenté la perte d’environ une année d’investissement sur une durée moyenne de six ans pour une LPM. Comme le souligne Friederike Richter (1), la mission principale des LPM, celle d’anticiper et d’assurer une défense crédible, a donc rarement été remplie.
Si la situation s’est améliorée concernant la mise en œuvre des LPM depuis 2003, c’est aussi parce que les ambitions ont été bien plus modestes que celles annoncées dans la loi actuelle. Malgré tout, les dépenses militaires et, plus encore, celles concernant les équipements militaires ont souvent été une variable d’ajustement face à des difficultés budgétaires ou pour répondre à d’autres priorités de l’État. Cas éloquent, l’exécution de la LPM 2009-2014 a été rapidement compromise par les impacts de la crise financière de 2008, comme le montre son exécution incomplète.
Les décisions permettant un équilibre du budget de l’État à court terme ont toutefois un coût à long terme pour les armées. Pour maîtriser la dépense annuelle, la durée des programmes est souvent allongée par rapport au calendrier initial, ce qui entraîne des incertitudes pour les armées quant à la mise en service de ces équipements, et les cibles de livraisons sont revues à la baisse, ce qui augmente in fine leur coût unitaire.