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L’armée de l’Air et de l’Espace face aux défis futurs

En 2012, une étude prospective de l’Institut français des relations internationales (IFRI) s’interrogeait sur l’avenir de la supériorité aérospatiale occidentale face au développement des menaces sol-air et contre-stratégies aériennes (1) : alors que la maîtrise du ciel était présentée comme notre première ligne de défense et la condition de toute opération d’entrée en premier, l’étude prévoyait que l’avantage occidental dans les domaines aérien et spatial allait s’éroder progressivement au cours des prochaines décennies, jusqu’à remettre potentiellement en cause l’efficacité stratégique de la puissance aérienne.

Si la prospective est bien «  la réflexion sur l’action de l’homme dans un monde en accélération (2) », force est de constater que les tendances identifiées par l’IFRI dès 2012 se sont effectivement accélérées : presque dix années plus tard, en 2021, l’actualisation stratégique du ministère des Armées vient en effet confirmer le diagnostic en pointant «  la dissémination de capacités performantes de déni d’accès et d’interdiction de zone, d’avions de combat modernes ou de missiles de tous types  » tout en rappelant nos lacunes persistantes dans la mission de suppression des défenses ennemies et dans la capacité à pénétrer dans la profondeur ces dispositifs (3). Dans ce contexte, l’armée de l’Air et de l’Espace (AAE) doit se préparer à faire face à cinq grandes tendances, regroupées dans deux défis structurants.

La dissémination de capacités performantes de déni d’accès et d’interdiction de zone

Le premier grand défi concerne ainsi la dissémination des postures de déni d’accès (anti-access) et d’interdiction de zone (area denial). Pendant plus de trente ans, la puissance aérienne a en effet incarné l’un des avantages asymétriques des pays occidentaux, ce qui leur a permis d’intervenir sans entrave pour gérer des crises et projeter de la force en cas de besoin. Cette suprématie est allée de pair avec un effet pervers : nous avons cru faire disparaître l’ennemi – plus ou moins consciemment – ainsi que sa capacité de résistance de l’équation conflictuelle. Or, nos compétiteurs ne sont pas restés inactifs : ils ont au contraire observé puis particulièrement investi pour rattraper leur retard, en érigeant de véritables contre-stratégies aériennes. À l’instar des citadelles de Vauban au XVIIe siècle, ces postures ont une double vocation : défensive d’une part en augmentant le « coût d’entrée des opérations » (par l’évitement de l’affrontement symétrique) ; offensive d’autre part, en limitant la liberté d’action d’un acteur à proximité d’une zone donnée et en permettant la création de faits accomplis. Leur diffusion répond à trois grandes tendances.

La montée en gamme des systèmes de défense surface-air intégrés

Tout d’abord, le déploiement sur le terrain de systèmes de défense surface-­air toujours plus performants limite grandement la liberté d’action de nos armées et leur capacité à agir. Ces systèmes bénéficient des progrès technologiques que ce soit pour la détection (réduisant de fait l’avantage de la furtivité) ou l’interception. Cet effort est d’autant plus problématique que les systèmes mis en œuvre sont de plus en plus intégrés en couches successives – et de fait, plus résilients à une attaque adverse – et que les armées ont désinvesti assez largement dans les capacités permettant de les supprimer (comme la guerre électronique offensive par exemple).

En Europe, la liberté d’action des alliés de l’OTAN est ainsi menacée par les dispositifs mis en œuvre par la Russie en mer Baltique (oblast de Kaliningrad) ou en mer Noire, intégrant des moyens de défense surface-­air de basse couche jusqu’aux systèmes à très longue portée S‑400 et bientôt S‑500. Cette posture permet à la Russie de contrôler des lieux incontournables de circulation ou de déploiement aux frontières de l’Europe et de peser sur son voisinage. En outre, la dissémination des systèmes d’origine russe est également problématique pour la liberté d’action sur le bassin méditerranéen, que ce soit sur sa partie occidentale (S‑350 en Algérie), centrale (au travers du conflit en Libye) ou orientale (S‑400, SA‑17 et SA‑22 en Syrie).

En Asie, la Chine rattrape à marche forcée son retard sur la Russie après l’avoir longuement copiée. Ses systèmes de très longue portée HQ‑9 se retrouvent ainsi dans sa stratégie d’appropriation rampante de la mer de Chine méridionale, pourtant vitale pour les approvisionnements stratégiques européens. Elle est enfin très active sur le secteur de l’exportation, comme en témoignent la vente de batteries HQ‑9 au Pakistan et ses prospections en Afrique.

L’ère des missiles et des drones

Si les postures A2/AD sont bien souvent réduites à leur volet défensif, nos adversaires développent également des capacités offensives importantes. La Russie a ainsi développé tout un arsenal de missiles (balistiques, de croisière, hypersoniques (4)) lui permettant de frapper dans la profondeur du théâtre européen, et ainsi de menacer les infrastructures (ports, aéroports, voies de communication terrestres) indispensables à la projection de forces européennes. L’ensemble de ces capacités sert une posture intimidante devant permettre à la Russie de décourager l’adversaire d’intervenir pour s’opposer à une manœuvre agressive de sa part.

Au-delà de la Russie, les puissances régionales investissent grandement dans les moyens de frappe dans la profondeur : l’allongement de la portée et l’augmentation de la précision de ces moyens s’accompagnent de vulnérabilités nouvelles pour le positionnement de nos forces ainsi que pour la structuration de nos défenses aériennes, en les exposant au risque de l’érosion (destruction) ou de leur déstructuration (harcèlement). En particulier, l’emploi de plus en plus massif de drones et autres munitions maraudeuses constitue une rupture, tel qu’observé dans les conflits libyen, syrien, yéménite et dans le Haut-­Karabagh. Ainsi, la capacité à frapper le dispositif adverse dans la profondeur n’est plus l’apanage des grandes puissances : la prolifération verticale (montée en gamme) et horizontale des moyens DRAM (Drones, roquettes, artillerie, missiles) offre à ceux qui en bénéficient de nouvelles capacités d’interdiction, susceptibles de remettre en cause la supériorité aérienne. Ces vulnérabilités militent en faveur d’une vision englobante et intégrée de la défense antiaérienne et antimissile, allant de la lutte anti-­drones à la défense contre les missiles balistiques de théâtre.

À propos de l'auteur

Patrick  Bouhet

Adjoint à la division stratégie du bureau développement capacitaire de l’EMAAE.

À propos de l'auteur

David Pappalardo

Direction générale des relations internationales et de la stratégie.

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