Fin novembre 2021, le gouvernement chinois appelait sa population à faire des stocks de nourriture de première nécessité, occasionnant un mouvement de panique dans la population. Cette décision intervient dans un contexte de hausse particulièrement inquiétante des prix des matières premières agricoles sur les marchés internationaux, rappelant le spectre des émeutes de la faim en 2008. Alors que la sécurité alimentaire ne cesse de s’aggraver à travers la planète, comment expliquer ces phénomènes et qu’augurent-ils pour les mois et les années à venir ?
Sur l’année 2021, selon l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), le prix du panier de produits alimentaires de base a augmenté en moyenne de plus de 30 %. Depuis un an, les prix des céréales (+ 27 % en moyenne, + 44 % pour le blé), des huiles végétales (+ 66 %) ou encore des produits laitiers (+ 17 %) progressent autant qu’ils inquiètent. Une céréale aussi stratégique que le blé, qui assure chaque jour une ration alimentaire à plus de 3 milliards de personnes, voit ses prix s’envoler à des niveaux jamais vus depuis dix ans. L’hypervolatilité des prix des matières premières agricoles a des causes multiples qui tiennent tant à l’offre qu’à la demande.
Le climat et la météo dictent leur loi aux agricultures du monde
Côté offre, la production agricole est fortement dépendante de la météorologie et les incidents climatiques, qui se multiplient, ont un impact majeur sur les niveaux de production. Les Amériques ont été très touchées avec de fortes chaleurs, notamment au Canada et dans l’Ouest américain, des zones de production importantes. L’Amérique du Sud n’a pas été épargnée, avec une production de maïs en baisse au Brésil, en raison de fortes pluies. L’offre en blé, dans la région de la mer Noire, l’un des bassins de production et d’exportation les plus importants, a aussi été revue à la baisse. La Russie n’a produit que 75 millions de tonnes sur les plus de 80 millions attendus. En France, ce sont les inondations qui ont réduit la récolte à moins de 35 millions (au lieu de 38,5). Les quantités disponibles pour l’exportation ont alors diminué, poussant les prix vers le haut sur les marchés internationaux. Or, un grand nombre d’États comme l’Égypte, l’Algérie, l’Indonésie, la Chine ou encore le Nigéria dépendent d’autres agricultures pour subvenir aux besoins alimentaires de leur population. Si les prix continuent d’augmenter, c’est la capacité de ces États à payer qui pourrait être remise en cause.
Le changement climatique a ainsi des effets directs et bien perceptibles sur les agricultures partout sur la planète. Pour des millions d’agriculteurs et d’agricultrices, il n’est pas une vue de l’esprit mais une réalité quotidienne. Il déplace vers les hautes latitudes les zones propices à la culture et à l’élevage, exerçant une pression sur des écosystèmes déjà contraints ; il entraîne une perturbation du régime des précipitations, multipliant sècheresses et inondations, modifiant le niveau des fleuves et des mers, provoquant une pression considérable sur les agricultures de deltas comme en Égypte, à l’embouchure du Nil. La Corne de l’Afrique, déjà sujette à l’insécurité alimentaire, est aujourd’hui confrontée à une troisième saison de sècheresse, provoquée par le phénomène climatique La Niña, sans compter les invasions de criquets qui se multiplient en Afrique de l’Est et qui détruisent les récoltes.
Des circuits d’approvisionnement perturbés par la Covid-19
La production a aussi été largement bouleversée par la pandémie de Covid-19, qui a occasionné de très sérieuses difficultés logistiques, pesant sur la production et, in fine, sur les prix. Les restrictions de déplacement ont perturbé de nombreux circuits d’approvisionnement, notamment d’intrants (semences, produits phytosanitaires, aliments du bétail), entraînant des hausses de prix. La réduction du trafic aérien a aussi causé une multiplication par trois des coûts de transport de pesticides, notamment ceux nécessaires à la lutte contre les criquets en Afrique de l’Est. Le manque de main d’œuvre et les difficultés à se déplacer pour travailler ont quant à eux pénalisé la production et le transport des produits laitiers. En début d’année, en France, au moment de la galette des rois, et ailleurs sur la planète, les artisans ont tiré la sonnette d’alarme face à un risque de pénurie de beurre. Le prix de ce dernier s’est envolé de plus de 30 % entre novembre et janvier derniers en raison d’une baisse de la production européenne et océanienne ainsi que d’une forte demande mondiale. De plus, d’un pays à l’autre, les règles sanitaires ont eu un impact décisif sur les niveaux de la production agricole. Ainsi, l’Indonésie a doublé ses recettes d’exportation d’huile de palme alors que sa voisine, la Malaisie, a vu sa récolte chuter en raison des restrictions de déplacement de la main d’œuvre.
Des rendements en baisse en 2022 ?
Si le climat et la Covid-19 font peser de fortes incertitudes sur les capacités de production futures et donc sur les prix, un autre facteur va peser partout sur la planète : celui des rendements des céréales. Ces derniers pourraient bien être à la baisse dans les campagnes futures en raison de la flambée des prix des engrais azotés. Leur hausse inquiète depuis plusieurs mois les agriculteurs qui pourraient en utiliser une quantité plus faible (pour conserver un stock ou par incapacité d’en acheter) et éventuellement changer leur assolement pour des cultures qui en nécessitent moins. Le résultat final serait une fluctuation importante des quantités de céréales produites et donc des prix. La volatilité des prix des engrais, qui s’exacerbe depuis quelques mois, est liée au cours de l’énergie car le gaz naturel est le principal constituant de ces engrais nécessaires à la production. Or, la flambée des prix de l’énergie en a réduit la production en Asie, en Europe et en Amérique du Nord. En un an, le cours de l’ammonitrate est ainsi passé de 340 à 800 € la tonne. Beaucoup de pays rencontrent alors des difficultés à garantir un approvisionnement suffisant en engrais, alors qu’ils ne sont déjà pas en capacité de produire suffisamment pour leur population, comme l’illustre le cas de la Tunisie (1). Le prix de l’énergie est donc un autre facteur qui influence les coûts de production agricole. Les cours du pétrole ont aussi un effet sur le prix du transport et notamment du fret maritime qui est en hausse depuis un an. Cette hausse est aussi liée à la reprise économique mondiale post Covid-19. Les coûts sont alors plus élevés pour les pays importateurs et ont des conséquences importantes en termes de compétitivité pour les exportateurs comme la France ou la Russie. La longueur des circuits d’approvisionnement est donc une donnée capitale pour limiter les coûts et entraîne de nouveaux bouleversements logistiques sources d’incertitudes et de volatilité sur les marchés. Pour l’année à venir, un retour à des conditions de marché plus stables semble peu réaliste alors que les prix hauts devraient normalement conduire à une augmentation de la production.
Bouleversements démographiques et fièvre acheteuse chinoise
Si le coût des intrants, la pandémie et les conditions climatiques déstabilisent les marchés internationaux, l’état de la demande mondiale est aussi un facteur déterminant. Depuis le début des années 2000, la demande alimentaire a augmenté avec la croissance démographique, notamment dans les Afriques où la population est passée de 810 millions à 1,3 milliard. Les évolutions des comportements alimentaires (place de la viande, des produits végétaux, etc.) ainsi que l’essor des classes moyennes ont aussi modifié en profondeur la demande mondiale. De plus, avec la pandémie, des États ont tendance à effectuer des achats de précaution par peur de manquer et de voir certaines frontières ou origines de leurs importations se fermer, ce qui accentue les tensions sur les marchés. Ces comportements sont similaires à ceux de la population lors du premier confinement en 2020, qui a acheté un peu plus de pâtes, de riz ou de farine. Mais quand c’est la Chine, avec ses 1,4 milliard d’habitants qui le fait, les conséquences sur des marchés déjà très volatiles se révèlent catastrophiques. Si elle est quasiment numéro un dans toutes les productions agricoles, elle est aussi devenue le premier importateur mondial. Les 5 à 10 % de produits de base qui lui manquent afin d’assurer sa sécurité alimentaire représentent des volumes importants, faisant de Pékin l’arbitre des marchés internationaux. Par exemple, il y a 20 ans, la Chine importait 10 millions de tonnes de soja ; elle en a importé près de 100 millions en 2020 et concentre plus de la moitié du commerce mondial de cette légumineuse, utilisée massivement pour nourrir les animaux. La hausse de la consommation de soja par la Chine s’inscrit d’ailleurs dans un contexte où le troupeau de porcs est reconstitué après avoir été décimé par la peste porcine africaine en 2018-2019, entraînant là aussi de profondes modifications sur les marchés des matières premières agricoles et des fluctuations de prix. Les importations chinoises de maïs ou d’orge, pour la bière notamment, ont aussi considérablement augmenté ces dernières années. La Chine achète et fait également des stocks stratégiques. Or, l’état des réserves de précaution n’est pas connu, ce qui a pour effet d’affoler les marchés et de créer de la volatilité. Bien que Pékin mette de plus en plus l’accent sur la sécurité alimentaire, sur son développement agricole (avec l’utilisation prochaine d’OGM — organismes génétiquement modifiés), et qu’il agit sur le gaspillage, il faudra encore attendre plusieurs années avant de voir des résultats probants de ces politiques. La Chine va donc continuer à importer et, à la différence d’autres États dépendants des marchés, elle a les moyens de ses ambitions et est prête à payer le prix fort, même si son déficit commercial agricole ne cesse de se creuser. La planète agricole en 2022 sera encore fortement influencée par les achats chinois alors que d’autres régions du monde, moins riches, dépendent de ces marchés et voient leur consommation augmenter d’année en année. C’est le cas de l’Afrique du Nord et du Proche-Orient, en particulier cette année, face à la diminution des récoltes dans certains pays.
La géopolitique s’invite sur les marchés
Les cours des matières premières agricoles s’expliquent par des fondamentaux — l’offre et la demande —, mais d’autres facteurs influencent la volatilité des prix comme les politiques monétaires, la météo (un ouragan peut limiter les flux logistiques et déstabiliser certains marchés) ou encore la géopolitique. Le terrain agricole est en effet un lieu de rivalités stratégiques entre les États qui utilisent ce secteur à d’autres fins politiques (2). La situation actuelle en Ukraine, gros producteur de céréales (blé, maïs, tournesol) avec l’offensive militaire de la Russie est une illustration des effets de la géopolitique sur les cours des matières premières. Au premier jour de l’invasion russe, le 24 février, les marchés se sont affolés, notamment ceux du blé dont les cours ont dépassé les 300 € la tonne, anticipant de possibles tensions ou ruptures d’approvisionnement sur les marchés.
Les relations entre la Chine et le reste du monde sont aussi une bonne illustration du poids des facteurs géopolitiques. Au printemps 2018, Donald Trump a déclenché une guerre commerciale contre la Chine : les deux pays ont mis en application des mesures de protection qui ont notamment touché le soja dont dépend la Chine et que les États-Unis exportent massivement. Les cours du soja se sont effondrés, touchant durement les producteurs nord-américains et obligeant la Chine à se tourner vers d’autres origines, en particulier le Brésil. La substitution des importations étatsuniennes par celles du Brésil a eu des conséquences sur la volatilité des marchés du soja, mais aussi, par ricochet, sur ceux du maïs ou du colza.
Plus récemment, la Chine a instauré une taxe sur les importations australiennes d’orge sur fond de tensions diplomatiques entre les deux pays (tensions en mer de Chine après le soutien australien d’une opération américaine, enquête de l’Organisation mondiale de la santé sur les origines de la Covid-19, appuyée par Canberra, etc.).
Une planète (alimentaire) en insécurité : des risques d’émeutes de la faim ?
L’augmentation du coût des matières premières agricoles entraîne une chaîne complexe de conséquences qui touchent l’ensemble des pays de la planète et pas uniquement ceux qui dépendent des marchés internationaux. Ces derniers (Chine, Pakistan, Égypte, Mauritanie, Sénégal, etc.) sont les premiers frappés par ces hausses qui grèvent les budgets nationaux, en particulier dans des contextes où l’alimentation est subventionnée. En Égypte, où le mot arabe « Eish » désigne à la fois le pain et la vie, le gouvernement a dû revenir sur ses intentions d’augmenter le prix des galettes de pain subventionnées. Les prix des matières premières impactent directement les ménages, surtout les plus pauvres, en zone urbaine mais aussi en zone rurale, accentuant les problèmes de sous-nutrition. Au Liban, plus de la moitié de la population est déjà en insécurité alimentaire et la crise des prix, couplée à la dépendance à l’extérieur, risque d’aggraver la situation. En outre, alors qu’on pourrait s’attendre à ce que les campagnes et les familles agricoles dans les pays en développement bénéficient de ces hausses des produits de base, c’est en fait tout le contraire : elles contribuent à aggraver l’insécurité alimentaire. Dans les pays qui ont moins besoin des marchés pour leurs approvisionnements alimentaires, il y a aussi une transmission des impacts et des hausses de prix en raison des fortes interdépendances qui existent entre les économies. C’est le cas en Afrique de l’Ouest, où le niveau des prix au Niger dépend de l’état de l’économie — taux de change, politiques commerciales, stratégies des opérateurs, etc. — de son voisin, le Nigeria, gros importateur agroalimentaire, et plus généralement des conditions du marché au Bénin, au Togo, au Ghana ou en Côte d’Ivoire.