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Au Tchad : « du Déby sans Déby », mais toujours avec la France

Comment tout cela va-t-il évoluer ? Mahamat « Kaka » a certes beaucoup observé et appris de son père, mais son jeune âge le met hors jeu dans une telle relation de patronage. De plus, c’est un système clientélaire qui est relativement coûteux et qui aura des difficultés à maintenir un statu quo quand tout le monde, et la jeunesse en tout premier lieu, veut des changements (même si de grandes différences existent sur la nature de ces derniers).

Je crois surtout que la vraie question est la nature du pouvoir et sa capacité d’intégrer la population tchadienne. Les groupes ethniques ou claniques jouent certes un rôle important, surtout si l’on considère les appareils militaire ou sécuritaire, mais ne voir que ces derniers relève paradoxalement d’un aveuglement.

Quelle est désormais la position de l’armée, sur laquelle le président Déby avait assis son pouvoir ? Pourrait-elle se désolidariser du processus de transition ?

Il n’existe pas d’institution militaire au sens fort du terme. Il y a une garde prétorienne, la Direction générale des services de sécurité des institutions de l’État (DGSSIE) — composée majoritairement de Zaghawas, complétés par des Goranes et des Arabes, plus quelques individualités — et une armée dont la composition est plus nationale.

Lorsque l’on regarde les troupes projetées au Mali ou dans la zone des trois frontières (où se rencontrent les territoires du Mali, du Burkina Faso et du Niger), on observe une composition qui est là aussi très polarisée : beaucoup de jeunes Zaghawas dont la formation militaire a été courte ou médiocre et quelques soldats issus d’autres groupes nordistes plus aguerris.

Le résultat est que ces troupes tchadiennes, en dépit des efforts de communication faits par les officiers français, ne sont pas exemplaires : des exactions sont commises sur les civils ; le nombre de blessés et de tués souligne l’inexpérience de beaucoup et l’incapacité à participer à des opérations civilo-militaires comme le requiert l’antiterrorisme. Mais leur courage physique est indéniable, à l’inverse d’autres troupes au Sahel francophone. L’armée tchadienne participe à des opérations militaires depuis janvier 2013 et, toutes choses étant égales par ailleurs, on doit comparer leurs efforts avec ceux de nos troupes dont on sait qu’elles sont aujourd’hui fatiguées, quelquefois épuisées, et doutent de l’impact de combats qui restent meurtriers… Terrible sentiment que celui de gagner toutes les batailles et de perdre la guerre !

Lorsque ces troupes tchadiennes projetées regagnent leur pays, les promesses faites à leur départ ne sont pas tenues. Les blessés sont rarement soignés aux frais de l’État ; les soldes, augmentées du fait de leur participation à la MINUSMA (2) ou au G5 Sahel, ne sont pas payées dans leur intégralité, ni de manière égale pour tous ; les promotions ne sont pas faites en regard du comportement à l’extérieur. Cela est dû au fait que, comme je le disais initialement, l’armée tchadienne n’est pas une institution : les droits de ces soldats dépendent de leur proximité avec un chef qui lui-même doit appartenir au premier cercle des caciques militaires du régime. Bref, les injustices et autres mesquineries se multiplient et justifient le ralliement éventuel à une rébellion dès lors qu’un parent en est déjà membre…

C’est l’une des raisons qui font douter de la durabilité du CMT : Idriss Déby passait beaucoup de temps et dépensait beaucoup d’argent pour gérer ces amertumes, ces déceptions ou ces rivalités et on voit mal comment les membres du CMT pourraient avoir cette capacité, Mahamat « Kaka » encore moins que d’autres.

Le discours du président français Emmanuel Macron lors des obsèques de cet « ami courageux », affirmant que « la France ne laissera jamais personne menacer, ni aujourd’hui ni demain, l’intégrité et la stabilité du Tchad » a été entendu comme un adoubement sans condition, du fils du défunt. Pourquoi Paris n’a-t-il pas soutenu des figures d’opposition considérées comme plus démocratiques ? Plus largement, quel a été son rôle dans la politique tchadienne et quelle est aujourd’hui sa marge de manœuvre ?

La posture de la France ne devait pas être de soutenir une personnalité de l’opposition (pourquoi ? et laquelle ?). Elle devait être de rappeler le respect de la Constitution au Tchad comme ailleurs dans le monde. Se taire et afficher son soutien au CMT est pour Paris et pour l’Union africaine une disgrâce qui n’a pas échappé aux autocrates du continent africain : le président de la République du Congo, Denis Sassou Nguesso, a ainsi pu nommer son fils dans son nouveau gouvernement, en mai 2021.

De plus, toute honte bue, la France a adopté au Tchad une posture qu’elle s’est refusée au Mali, mais aussi en Birmanie : comment oser identifier les intérêts d’un pays à ceux d’une armée en mettant hors jeu toute la population ? Revenir aux années 1960, quelle régression pour un président aussi ambitieux ! D’autant que les diplomates français s’affairent aujourd’hui à Ndjamena pour limiter l’expression de la société civile et promettre — pour demain — des élections plus libres et démocratiques, un discours qui n’est que le bégaiement de ce qui a déjà été dit en 2001 ou 2006 ou 2011…

La France, après avoir longtemps célébré la stabilité du régime tchadien, a justifié son soutien au CMT dans les 36 heures qui ont suivi la mort de Déby en expliquant que le pays allait s’effondrer. Quel aveuglement alors, pendant tant d’années !… D’autant plus que les militaires français, qui avaient quitté le Tchad à reculons à son indépendance en 1960, y sont revenus très vite en 1969 pour intervenir contre des rébellions armées et ne pratiquement plus le quitter.
On pourrait également se demander pourquoi l’opération « Épervier » a duré 20 ans après le jugement de la Cour internationale de justice sur le différend frontalier entre le Tchad et la Libye, qui la rendait obsolète (3). Nos hommes politiques sont bien faibles face à certains lobbies.

Aujourd’hui, et notamment au regard de l’engagement militaire français contre les groupes djihadistes dans la zone saharo-sahélienne, quels enjeux le Tchad représente-t-il pour la France ?

Une nouvelle fois, en posant ainsi la question, on impose la réponse. La stratégie militaire française au Sahel dysfonctionne. L’insécurité, au lieu de se résorber, s’est au contraire diffusée et atteint aujourd’hui des pays d’Afrique de l’Ouest. La construction d’une armée nationale au Mali est un échec et nécessitera au moins une génération.

L’européanisation de l’action militaire française dans cette région est une fiction diplomatique, qui ne pourra suffire pour une réduction des effectifs et des moyens de « Barkhane ». Emmanuel Macron n’a pas été le dernier à le reconnaître en soulignant que l’action internationale devait porter en priorité sur la gouvernance et les réformes de l’État au Sahel, mais, visiblement, l’État français peine à mettre cette nouvelle politique en œuvre, comme l’illustre un récent rapport de la Cour des comptes (4).

La mort d’Idriss Déby offrait une opportunité de faire valoir devant des chefs d’État sahéliens très conservateurs l’urgence de la mise en œuvre de réformes, annoncées depuis 2013 pour certaines et jamais actées. Au lieu de cela, la France valide des scénarios prétoriens, un message qui n’est pas passé inaperçu dans certains pays du Sahel où l’armée a déjà une tradition d’intervention dans la vie politique.

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