Magazine DSI HS

Les enjeux de la stratégie maritime indienne

Quelle est votre perception de l’activisme maritime chinois dans l’océan Indien ?

Gurpreet S. Khurana : Avec le début de sa mission antipiraterie en décembre 2008, la Chine a établi une présence navale permanente dans l’océan Indien. Depuis lors, son empreinte navale dans ces eaux s’est rapidement étendue, notamment grâce au déploiement de ses navires de collecte de renseignements. Ses sous-marins nucléaires d’attaque (SSN) de nouvelle génération de classe Shang sont également constamment déployés dans le nord de l’océan Indien. Les premiers de ces sous-marins sont entrés en service dans la marine de l’APL en 2006, ce qui a en effet marqué la genèse du lien de sécurité indopacifique entre les deux océans.

Depuis longtemps, la Chine cherche à développer des nœuds d’influence dans la Région de l’océan Indien (ROI) par le biais de diverses mesures, ce qui a été désigné pour la première fois en 2005 sous le nom de stratégie « du collier de perles ». Les actions de la Chine impliquent en grande partie la vente de matériel de défense et le développement d’infrastructures stratégiques. Dernièrement, une grande partie de cela a été intégrée à l’initiative Belt and Road (BRI). Cela crée le scénario potentiel dans lequel les petits littoraux régionaux, en particulier les États insulaires, pourraient devenir stratégiquement dépendants de la Chine. De cette manière, Pékin tente également de développer des installations logistiques militaires dans la ROI pour renforcer sa présence navale dans la région. Sa base de Djibouti est fonctionnelle depuis 2017. La Chine pourrait acquérir des bases militaires plus fiables et à part entière dans d’autres endroits clés comme Gwadar, au Pakistan.

Pour l’Inde, cela équivaut à une compétition d’influence et à l’ajout d’une dimension maritime à la menace continentale chinoise préexistante. Cela pose un risque sérieux pour les intérêts vitaux de l’Inde, y compris ses systèmes et infrastructures critiques, et remet en question la capacité de la marine indienne à établir un contrôle maritime dans la région et sa stratégie d’interdiction des SLOC (Sea lines of communications) contre la Chine. Les SNA chinois menacent également les bastions des sous-marins nucléaires lanceurs de missiles balistiques (SNLE) de l’Inde, et par conséquent sa capacité de seconde frappe nucléaire. Dans le pire des cas pour l’Inde, cela pourrait conduire à un conflit sur deux fronts, le Pakistan rejoignant la Chine en tant qu’allié officiel contre l’Inde.

L’Inde coopère beaucoup avec les États de l’océan Indien, comme Maurice ou les Seychelles… mais aussi la France, naturellement présente dans la région. Quelle est la vision indienne de l’océan Indien ?

L’élaboration des politiques nationales de l’Inde met beaucoup l’accent sur son rôle régional dans la préservation du bon ordre et d’un environnement maritime sûr dans l’océan Indien. La logique est en partie liée aux obligations internationales de New Delhi en tant que puissance régionale ; mais, plus important encore, elle repose sur la conviction que l’Inde ne peut pas se développer et progresser de manière isolée, à moins que ses voisins maritimes régionaux ne prospèrent également avec elle. En conséquence, lors de la mise en service d’un navire de construction indienne pour les garde-côtes mauriciens à Port Louis en 2015, le Premier ministre indien Narendra Modi a inventé le concept de « SAGAR », qui est un mot hindi signifiant « océan », et est un acronyme pour « Sécurité et croissance pour tous dans la région ». Le concept de SAGAR est notamment censé représenter un modèle « inclusif » de développement régional, et est considéré par les pays de la région comme un contraste avec la BRI chinoise, qui est un modèle de développement « extractif » basé sur l’autoassistance de la Chine en tant qu’acteur extrarégional. Le concept de SAGAR signifie également que la prospérité économique est si étroitement liée à la sécurité que la prospérité ne peut être atteinte sans un environnement régional sûr et propice. SAGAR est depuis devenu la vision de l’Inde pour l’océan Indien et au-delà, et la principale directive politique guidant la stratégie de sécurité maritime de l’Inde.

Beaucoup de pays sont présents à Djibouti, pour soutenir les efforts de lutte contre la piraterie dans la Corne de l’Afrique, mais aussi pour d’autres missions : renseignement, protection des SLOC, prépositionnement, etc. Pourquoi l’Inde n’est-elle pas présente à Djibouti alors qu’elle était très active contre la piraterie ? Avait-elle prévu d’ouvrir des installations navales autour de l’océan ?

Je suppose que le fait que l’Inde n’ait pas choisi d’avoir une base à Djibouti peut être attribué au résultat d’une simple évaluation coûts/avantages. L’emplacement géostratégique de l’Inde et sa disposition péninsulaire avec des territoires insulaires sur ses côtes est et ouest permettent à ses forces navales d’avoir une portée étendue dans le nord de l’océan Indien. Alors qu’une base d’opérations avancée dans la Corne de l’Afrique aurait été souhaitable pour l’Inde, elle ne se serait pas concrétisée sans un coût financier substantiel. Les accords de soutien logistique réciproque de l’Inde avec la France et d’autres pays de la région ont encore atténué la nécessité de posséder sa propre installation dans la région.

Pour l’Inde, le besoin s’est fait plus pressant d’avoir une base avancée dans le sud de l’océan Indien ; d’autant plus que la marine indienne assiste régulièrement les petits pays régionaux de la région – en particulier les États insulaires – en entreprenant une surveillance et des levés hydrographiques dans leurs vastes zones maritimes. En conséquence, en 2015, l’Inde a signé un accord avec les Seychelles pour développer une base navale commune sur l’île de l’Assomption. Cependant, avec le changement de gouvernement à Port Victoria en 2020, l’accord a été annulé. Des rapports non confirmés indiquent que l’Inde pourrait développer une base navale sur l’île d’Agalega Nord (Maurice) à l’usage des garde-côtes mauriciens. Alors que l’on peut supposer qu’une telle installation à cheval sur les principales lignes de communication maritimes de la Chine pourrait également être utilisée par des unités navales indiennes, il n’est pas encore certain qu’elle porterait ses fruits. Néanmoins, l’accord logistique réciproque entre l’Inde et la France signé en 2015 pourrait potentiellement permettre aux forces navales indiennes d’utiliser les installations de La Réunion et de Mayotte. De même, un accord similaire avec les États-Unis signé en 2016 pourrait donner accès à Diego Garcia, étendant ainsi la portée navale et la présence de l’Inde dans le sud de l’océan Indien.

0
Votre panier