Magazine Moyen-Orient

L’impasse stratégique du « mouvement öcalanien » en Syrie

Avec les batailles dans la région de Hajin en décembre 2018, la guerre contre le projet territorial de l’organisation de l’État islamique (EI) se clôt. Une page se tourne et, avec elle, la valeur ajoutée du mouvement öcalanien (2) chute. Celui-ci entre en mode survie. Il lui faut désormais sécuriser ses acquis, c’est-à-dire éviter une possible confrontation armée lorsque le parapluie américain se retirera. Face à une armée avec une aviation, les mornes plaines du nord-est sont intenables pour une force militaire milicienne importante en nombre, mais n’étant jamais plus qu’une force d’infanterie. Pour survivre, il lui faut passer d’une politique de fait accompli à une politique de négociations régionales et internationales.

Dans un premier temps, le mouvement öcalanien va tirer bénéfice d’une administration américaine privilégiant le sécuritaire sur le politique pour imposer un fait accompli : la lente transformation d’une dynamique contre-­insurrectionnelle en projet politique cohérent et structuré.

Les États-Unis, longtemps sans politique claire sur la Syrie, sont autant un allié militaire solide qu’un soutien politique précaire. Lorsque, en 2014, l’administration américaine décide de faire des Unités de défense du peuple (YPG) son principal allié dans la guerre contre l’EI, elle est déjà en retrait dans son engagement en Syrie : la révolution s’enlise, l’administration Barack Obama (2009-2017) redoute l’escalade et l’effondrement de l’État et revoit à la baisse ses objectifs, désormais concentrés sur la défaite de l’EI. Les YPG s’allient à une Amérique au regard désillusionné sur la Syrie, s’y engageant dès 2015 principalement dans une optique contre-insurrectionnelle sans perspective politique claire.

département de la Défense va construire un partenariat militaire efficace et, face à un Département d’État priorisant la gestion des rapports avec l’opposition et la Turquie et revêche à l’idée de devoir traiter avec un allié aussi problématique, imposera sa perspective : le combat contre l’EI prime et ne peut attendre. L’alliance avec les YPG se fera donc sans conditions politiques parce que les militaires américains ne veulent pas s’embarrasser de considérations politiques qu’ils savent complexes et contradictoires avec l’urgence dans laquelle ils se trouvent face à un EI alors au faîte de sa puissance. On renonce alors aux demandes initiales faites au mouvement öcalanien de se distancier du régime, de rompre ses liens avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), de s’ouvrir sur l’opposition, de se réconcilier avec les partis kurdes présents dans les rangs de la coalition de l’opposition syrienne.

Cette approche apolitique de l’alliance des Américains avec le Parti de l’union démocratique (PYD) se confirmera avec la nomination, en 2015, de Brett H. McGurk comme envoyé spécial de la présidence à la lutte contre l’EI. Diplomate rompu à la politique moyen-orientale par l’expérience irakienne, il en sortira désenchanté. Il ne croit pas aux capacités des États-Unis à mener des efforts d’ingénierie politique dans la région et il s’inscrit dans la continuité de la vision des militaires, dominée par le sécuritaire, se souciant peu des effets politiques du soutien militaire au mouvement öcalanien. L’avenir des territoires repris par ce dernier à l’EI l’intéresse tout aussi peu : ne croyant pas au «  nation building », il est minimaliste : il ne veut pas se faire happer dans des efforts de reconstruction coûteux et souhaite se contenter de ce qui sera plus tard appelé « stabilization light », à savoir la mise en place d’une assistance civile dépolitisée, focalisée sur l’humanitaire avec un minimum d’efforts sur l’infrastructure, tout en évitant soigneusement de trop s’engager sur les questions de gouvernance.

Dans ce contexte de « tout sécuritaire », d’absence de toute condition au soutien militaire et de toute perspective d’insertion dans les pourparlers de Genève, le mouvement öcalanien va s’engager dans une stratégie à double détente.

Une politique de fait accompli

Cette stratégie repose tout d’abord sur la création d’un fait accompli, avec une ambitieuse politique de construction institutionnelle. Ce fait accompli se réalise en deux temps. Il débute dans les zones à majorité kurde au moment du retrait du régime, quand le PYD commence à redoubler et marginaliser les structures étatiques en mettant en place des systèmes de cogestion dans les institutions publiques, en remplaçant les institutions de coercition (services de sécurité, renseignement, système judiciaire) et les institutions idéologiques comme l’école. Dans les zones kurdes, le confédéralisme démocratique dont se réclame le PYD consiste à mettre à distance l’État, à le marginaliser, l’affaiblir, le doubler d’un ordre partisan (au sens de « contrôlé par les cadres du parti ») sans l’affronter. Dans les zones à majorité arabe, la politique de fait accompli est moins « épaisse » : pas de projection idéologique, un ordre institutionnel simplifié concentré sur la mise en place de conseils locaux à partir d’une politique clientéliste fondée sur la construction de réseaux d’allégeance avec les notabilités tribales.

Ce fait accompli est maintenant massif. Le mouvement öcalanien contrôle près de 40 000 kilomètres carrés, soit quatre fois le territoire du Liban, encadrant une population de 3 millions de personnes avec 140 000 fonctionnaires civils et un appareil sécuritaire et militaire de plus de 90 000 hommes, dont les salaires sont financés en intégralité par les revenus tirés principalement de la vente du pétrole au régime et en direction du Kurdistan irakien. Un produit politique dérivé de la guerre contre l’EI est né comme accident de l’histoire, tant du point de vue du mouvement que de celui de ses alliés (alors que le mouvement öcalanien est largement défait dans son centre historique qui est la Turquie, l’utopie du fondateur du PKK se réalise dans ses marges syriennes ; la contre-insurrection, geste sécuritaire, a accouché d’un projet politique structuré et ­géostratégiquement problématique). Face à une région hostile, la révolution dans le nord-est syrien a toutes les chances de devenir une source de conflit. En effet, largement réussie, la politique de fait accompli (prise de territoires, neutralisation des oppositions en milieux kurdes, cooptation des notabilités locales en zones arabes, institutionnalisation et recherche d’autonomie financière par le pétrole) se double d’un pari stratégique beaucoup plus aléatoire : la volonté de convertir en soutien politique la coopération militaire avec les États-Unis et, plus largement, avec les pays occidentaux engagés dans la coalition.

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