Magazine Moyen-Orient

L’impasse stratégique du « mouvement öcalanien » en Syrie

En effet, la décision américaine de redéfinir sa présence militaire dans le cadre de la montée des tensions avec l’axe pro-iranien aura pour effet direct de provoquer un alignement des positions de l’ensemble des acteurs régionaux, pour des raisons qui leur sont spécifiques, sur une ligne de refus affectant directement la relation entre la nouvelle entité créée dans le nord-est de la Syrie et la région. Ainsi, pour la Turquie, la pérennisation de la présence américaine est vue comme le maintien de la coopération militaire avec le PKK, donnant la possibilité à ce dernier de renforcer ses capacités militaires dans le cadre de son inévitable affrontement à venir avec l’armée turque, et, au-delà, consacre la mise en place d’un micro-État PKK désormais financièrement indépendant grâce à la mise en exploitation des ressources pétrolières prises dans la campagne de Deir ez-Zor, vue par la Turquie comme « un mini Kirkouk ». Pour l’Iran et le Hezbollah libanais, qui ont pourtant soutenu les YPG contre la Turquie durant la bataille d’Afryn, le maintien de la coopération avec les États-Unis de Donald Trump entrée en régime d’escalade signe le renoncement au non-alignement kurde et l’alignement du PYD sur l’axe anti-« résistance ». Le régime voit dans cette alliance un plan de division de la Syrie soutenu par un projet de fragmentation de l’ordre étatique moyen-oriental. Quant à la Russie, elle partage l’ensemble de ces perspectives. Sans rompre les ponts avec le leadership kurde, elle tend en revanche à s’aligner sur les positions du régime face à ce qui est perçu comme un unilatéralisme kurde en rupture avec la politique d’équilibre que le mouvement öcalanien avait adoptée jusqu’à la bataille d’Afryn, bénéficiant du soutien russe dans cette région et du soutien américain dans la Djézireh.

En clair, au moment où la reconquête territoriale par le régime continue et que la guerre contre l’EI s’achève, l’ensemble des acteurs régionaux voient dans le maintien de l’alliance entre les Américains et le mouvement öcalanien une menace pour leurs intérêts stratégiques, voire, dans le cas de la Turquie, « un enjeu existentiel pour la sécurité nationale », comme l’exprimait un officiel turc. L’horizon régional devient toujours plus sombre pour le mouvement öcalanien, menacé dans son existence en Syrie par une alliance avec les États-Unis qui le protège certes d’une guerre à court terme, mais qui ne lui offre aucune solution politique pérenne tout en provoquant l’hostilité de l’ensemble des États régionaux concernés et de la Russie.

La situation sur le terrain s’en ressent : campagnes d’assassinats ciblés dans le nord des territoires contrôlés par les FDS, pressions militaires turques, déstabilisation plus soutenue menée par le régime dans la région de Deir ez-Zor (kidnappings, achat de loyauté des notabilités tribales, cellules dormantes de l’EI potentiellement manipulées) ; 40 personnes ont payé de leur vie cette politique de déstabilisation en novembre 2018. Le mouvement öcalanien, à juste titre, se sent certes à l’abri d’une attaque massive, mais tout autant pris en tenaille par des politiques de déstabilisation qu’il impute à l’ensemble des États mentionnés : le régime syrien, la Turquie, l’Iran et également la Russie.

Le temps des concessions

Or, peu après que le mouvement öcalanien a pris conscience de l’énorme difficulté de négocier une entente bilatérale avec Damas, la Turquie, exaspérée par la stagnation des négociations avec les Américains sur Manbij et par leur soutien inconditionné aux structures militaires de l’administration autonome, entre en mode d’escalade fin octobre 2018 : tirs de fusil et d’artillerie sur des positions des YPG proches de Kobané et de Tal Abyad, mobilisation de troupes à la frontière. La Turquie est décidée à montrer qu’elle ne laissera pas le PKK renforcer ses capacités militaires à l’ombre de la protection militaire américaine.

Le leadership de l’administration autonome met alors la pression sur les Américains, demandant une « zone protégée », mais n’obtiendra que des demi-mesures, à savoir des postes d’observation et des patrouilles mixtes le long de la bande frontière, lesquelles ne font que renforcer la Turquie dans sa conviction que, dans son bras de fer avec les YPG, ceux-ci restent bien soutenus par les Américains. Tout indique que, dans cette perspective, la Turquie risque de maintenir, voire de renforcer la pression militaire.

Entre, d’un côté, un régime résolu à ne pas donner aux Turcs plus que l’existante loi sur la décentralisation et entré en mode de déstabilisation et, de l’autre, une Turquie toujours plus velléitaire et belliqueuse, l’étau se referme. Convaincu qu’il ne peut résister militairement ni face à Damas ni face à Ankara, le mouvement öcalanien sait que la survie passe inévitablement par le politique.

Deux stratégies de survie s’offrent alors à lui : soit des concessions massives à Damas et l’acceptation d’un régime mixant « réconciliations », décentralisation et retour à terme du dispositif sécuritaire dans le nord-est ; soit le pari de la conversion en soutien politique de la coopération militaire avec la Coalition et l’Occident, ce qui passera immanquablement par un geste fort à l’égard de la Turquie, débutant par des concessions importantes comme la renégociation du contrôle du mouvement öcalanien sur les zones non kurdes tenues par les FDS ou le départ des commissaires politiques non syriens présents aux différents échelons des structures militaires et civiles de l’administration autonome du nord-est.

Face, à terme, à un risque sérieux de guerre, le mouvement öcalanien doit, pour éviter celle-ci, quitter les ornières d’une approche en termes de tout ou rien. Que ce soit face à Damas, qui ne considère pas le mouvement rebelle comme un ennemi, ou face à la Turquie, qui aurait beaucoup à perdre d’une confrontation ouverte qui déborderait sur son propre territoire, le choix n’est pas entre l’attente et la défaite. L’attente sans efforts diplomatiques est la garantie de la guerre et de la défaite. Or ces efforts diplomatiques ne viendront pas des autres qui, tous, de la Russie à la Turquie en passant par le régime de Bachar al-Assad, voient le temps jouer en leur faveur et attendent le jour du départ américain. Face au risque de guerre, la balle est bien dans le camp d’un mouvement rebelle dont le destin ne passe plus par le pari des armes.

Notes

(1) Les analyses présentées sont celles de l’auteur, pas celles de son organisation.

(2) Le « mouvement öcalanien » décrit la direction du projet politique mis en place dans le nord-est syrien. Aucun des nombreux acronymes des non moins multiples institutions créées ne peut être utilisé comme terme générique. Par exemple, le Parti démocratique du peuple (PYD) ne décrit pas les instances de décision, qui sont peu connues ; les experts considèrent que le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) d’Abdullah Öcalan joue un rôle prépondérant.

(3) Sauf indication contraire, les citations sont issues d’entretiens réalisés par l’auteur.

Légende de la photo en première page : Ligne de front dans la région de Ras al-Aïn entre les forces kurdes des YPG et des djihadistes. © Yann Renoult 

Article paru dans la revue Moyen-Orient n°41, « Kurdistan syrien : réalité politique ou utopie ? », janvier-mars 2019 .
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