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Enjeux et défis d’une nouvelle politique étrangère française

La France, qui a subi plusieurs attentats dans les années 2010 et qui a vécu la décapitation du professeur Samuel Paty en 2020, se voyait traitée comme un ennemi de l’islam par le président turc (5) et soupçonnée de porter atteinte à la liberté religieuse par plusieurs alliés anglo-saxons, depuis le Premier ministre canadien Justin Trudeau (6) jusqu’au jadis prestigieux New York Times (7). Une époque difficile, donc…

<strong>Un déploiement linguistique et culturel mondial mais fragile</strong>

Les défis

Le premier défi qui s’annonce pour la France, face à ces obstacles cumulés, est celui de l’action collective : avec quels partenaires travailler pour retrouver des leviers d’action ? Paris a-t-il des alliés au sein de l’UE pour relancer une Europe stratégique digne de ce nom ? L’action de la France a été importante, à la fois pour proposer, en lien avec Berlin, un plan de relance ambitieux (Next Generation Europe) comme amorce de rebond après la crise sanitaire, et pour maintenir la cohésion des partenaires dans les difficiles négociations sur le Brexit, face à un Premier ministre britannique erratique. Mais l’objectif d’une Europe puissante est encore lointain. Quelques initiatives, comme la « boussole stratégique » ou l’Initiative européenne d’intervention (IEI) constituent des avancées, mais, face à l’urgence ukrainienne, sahélienne ou indopacifique, elles restent trop timides et théoriques.

Par ailleurs, l’OTAN, qui reste l’assurance-vie de l’Europe occidentale, est dépendante du locataire de la Maison-Blanche, lequel dépend lui-même de quelques poignées de voix dans certains swing states américains. Dans ces dernières années, l’inquiétude des alliés de Washington a été aiguisée par les réticences trumpiennes à souscrire publiquement au principe de l’article 5 de l’OTAN, par quelques déclarations du même président qualifiant l’UE d’ennemie, ou par sa mansuétude à l’égard de ses homologues autoritaristes. Ces quatre années faisaient suite à deux présidences américaines inquiétantes elles aussi, pour d’autres raisons : l’hubris néoconservatrice des années Bush junior, et les hésitations stratégiques des années Obama. La question est donc de savoir comment appréhender ce lien trans-atlantique qui apparaît désormais plus volatile que par le passé. Dans la première année de l’administration Biden, on a cru déceler, aussi bien avec le lancement de l’AUKUS (Australie, Royaume-Uni, États-Unis) dans le Pacifique, que par la tonalité commune des mêmes acteurs dans la crise ukrainienne, la reconstitution d’un « clan » anglo-saxon — à l’instar de l’alliance des Five Eyes — qui laisse peu de place à une voix française. L’annulation par l’Australie d’un contrat portant sur la fourniture de sous-marins français, comme conséquence directe du lancement de l’AUKUS, en a fourni un exemple brutal.

Un deuxième défi porte sur la reformulation d’une « grande stratégie » française à destination de plusieurs régions du monde. Cette reformulation impose que Paris se pose des questions difficiles… et y réponde. Veut-on rester au Sahel, garder une influence en Afrique, et s’en donner les moyens ? Souhaite-t-on faire partie d’une alliance occidentale dans l’Indopacifique, au risque d’être entraîné dans un conflit (sur Taïwan ou autre), ou bien rester en retrait avec un discours plus équilibré, mais au risque cette fois d’être marginalisé dans les grandes manœuvres de l’Asie-Pacifique, aussi bien qu’aux yeux de Washington ? Estime-t-on que les mains tendues vers un dialogue plus dense avec le Kremlin ont porté leurs fruits, et qu’il convient de les réitérer ? Ou prend-on ainsi le risque de voir Vladimir Poutine n’utiliser ces gestes que comme instrument pour diviser le camp occidental ? Désire-t-on valoriser davantage les outre-mer français, qui nous confèrent une présence dans les Caraïbes, en Atlantique Nord, dans l’océan Indien, dans les mers australes ou dans le Pacifique Sud, mais qui imposent des moyens considérables pour en assurer le contrôle ? A-t-on une idée de la partition que nous pourrions jouer en Amérique latine, ou en Asie centrale ? Quelle relation avec le Japon ? (8)

Enfin, le monde est entré dans une guerre d’influence (9) pour laquelle la France reste insuffisamment armée, malgré une prise de conscience récente (10). Face à un savoir-faire américain de longue date en matière d’attraction des élites, d’information internationale ou de développement d’une culture populaire globalisée, face aux nouveaux médias russes (RT, Sputnik) (11), turcs (TRT, séries télévisées) ou qataris (AJ+), face aux projets chinois de nouvelles routes de la soie et leur lot d’investissements, face même à la présence tranquille mais efficace de quelques pays nordiques dans des réseaux d’experts ou de recherche, que peut opposer la France ? La francophonie, bien sûr, et une culture mondialement reconnue, mais qui n’entraînent pas automatiquement une adhésion politique à la politique étrangère de la France. Des services d’État aux compétences solides également, avec une diplomatie et un outil militaire réputés, mais l’influence ne se décrète pas : elle est le fruit d’une culture, d’un investissement long dans ce domaine, de relais soigneusement cultivés, et qui pour l’heure restent à bâtir. On se souvient, lors de la crise irakienne de 2003, de la terrible solitude française à Washington, où aucun « French caucus » n’existait au Congrès pour défendre la position de Paris. Une présence mondiale enfin, avec le troisième réseau diplomatique du monde, mais la présence garantit-elle encore l’influence ? Surtout avec un budget limité : pour environ 160 ambassades — dont certaines très réduites — et 17 représentations auprès d’organisations internationales, le budget du Quai d’Orsay représente environ 1 % du budget de l’État, et 5 milliards d’euros par an, ce qui est peu. Or, développer une stratégie d’influence coûte cher : il s’agit à la fois de repérer les postes importants à pourvoir (qui ne sont pas nécessairement les plus prestigieux sur le papier), d’entretenir un vivier de bons candidats pour les occuper (et non une liste de personnalités à récompenser), de développer des programmes d’invitation de haut niveau, de définir des stratégies pour attirer les « cerveaux » de la planète, etc. Tout cela a un prix. Ne pas pouvoir ou vouloir le payer devient dangereux dans la compétition internationale actuelle.

L’instrument

Nous en arrivons logiquement alors à la question de l’instrument d’action extérieure. Dans les dernières années (mais pas dans le dernier quinquennat), deux réformes du ministère des Affaires étrangères ont eu lieu : l’une sous Nicolas Sarkozy en 2009, avec Bernard Kouchner au Quai d’Orsay, et l’autre sous François Hollande en 2015, avec Laurent Fabius à la tête de ce même ministère (12). Il s’agissait dans les deux cas de moderniser notre diplomatie, notamment, en 2015, d’y intégrer à part entière le tourisme et le commerce extérieur, éléments essentiels d’influence et de prospérité à la fois. Pendant les cinq années du ministère Le Drian, il n’y eut pas de réforme, sauf à prendre en compte, indirectement, la fin du corps diplomatique. Il n’est certes pas toujours bon, pour la continuité et la sérénité d’une administration, d’imposer une réforme à chaque mandat. Mais les défis actuels vont nécessiter plusieurs ajustements. Beaucoup d’entre eux sont déjà connus, pour avoir fait l’objet de nombreux rapports (notamment parlementaires) pas toujours suivis d’effets. L’audiovisuel extérieur n’a pas trouvé suffisamment ses marques : malgré les mérites de France 24 et de quelques autres chaînes, malgré surtout la réelle reconnaissance internationale de RFI (Radio France internationale), Paris n’a pas encore créé sa CNN à la française, souvent appelée des vœux des politiques. On peut (on doit…) critiquer l’approche subversive d’une chaîne russe comme RT (ex Russia Today), et nul n’envisage, pour une démocratie libérale, de développer une tonalité du même type. Mais force est de constater qu’avec relativement peu de moyens, mais des priorités savamment définies, Vladimir Poutine s’est offert un instrument d’influence efficace. L’aide au développement mérite également un toilettage, et là encore, plusieurs études l’ont signalé depuis longtemps. Différents types de diplomaties sectorielles (juridiques, scientifiques, sur l’expertise internationale…) devraient encore faire l’objet de plans ambitieux, qui associeraient des acteurs privés.

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