Mais au-delà de l’outil étatique lui-même, il y a les cadres d’une culture stratégique nationale, et le rayonnement de celle-ci dans le circuit international des idées, où se définissent les normes, le politiquement correct, les concepts qui irrigueront les débats. C’est le domaine des think tanks, de la recherche universitaire, des publications de qualité (scientifiques, pour des publics informés, ou pour le grand public), du débat public avec ses animateurs — qui permettront aussi bien de sensibiliser avec compétence des citoyens au fait des enjeux de politique étrangère que d’assurer une présence française (ce qui ne veut pas dire une voix officielle monocorde) — dans les grands rendez-vous mondiaux. Les grands congrès de relations internationales, qui ont lieu pour la plupart en Amérique du Nord, comme ceux de l’International Studies Association, les conférences de sécurité — par exemple de Munich, ou bien le Shangri-La Dialogue à Singapour, et autre Manama Dialogue, tenus chaque année à l’initiative de l’International Institute for Strategic Studies (IISS) de Londres — constituent désormais une trame dense, où se retrouvent des spécialistes nombreux, parmi lesquels il faut pouvoir compter. La France doit y investir davantage. L’encouragement de thèses doctorales sur les grands enjeux de politique extérieure (et de défense bien évidemment), et donc la formation d’une jeune génération en la matière, sont essentiels, et ont d’ailleurs été parfaitement identifiés comme tels par plusieurs ministères et par leurs services compétents. Mais les débouchés dans la recherche française demeurent difficiles, à l’heure où d’autres thématiques (le genre, les mobilisations sociales, les questions identitaires…) font davantage recette. Tout n’est pas perdu, et des structures existent, qui ne demandent qu’à être exploitées plus encore. Un exemple à cet égard : le réseau des Instituts français de recherche à l’étranger (IFRE), qui permettent à la France de bénéficier de centres d’accueil de chercheurs, de vitrines pour sa réflexion, et d’une présence intellectuelle précieuse, dans des pays parfois sensibles. Vingt-sept IFRE sont ainsi présents dans 34 pays dont le Liban, le Soudan, l’Iran, la Turquie, la Russie, la Chine, l’Inde, la Tunisie… Mais leur renflouement financier et une meilleure dotation en chercheurs leur sont indispensables.
En guise de conclusion provisoire
Les relations internationales entrent dans une nouvelle étape, dont nul ne saurait dire où elle va nous — la France et les autres — conduire. Le monde semble sortir d’un « entre-deux stratégique » qui laissait derrière lui la bipolarité de la guerre froide (1947-1991), sans savoir encore ce que serait le prochain système international. Sans se clarifier encore définitivement, la nouvelle géopolitique dessine néanmoins le paysage d’une compétition sans merci, où l’instrument militaire pèse toujours (on le voit en Ukraine), où l’instrument économique commande tout (ce qui n’est pas nouveau : c’est le nerf de la guerre), où le savoir-faire de l’instrument politique reste indispensable, et où la compétence des décideurs comme la culture politique des citoyens sont déterminantes (voir l’essor du complotisme dans une Amérique en déclin sur ces points) ; la démographie n’est pas sans importance, l’esprit de résilience non plus. Dans ce tableau, l’Amérique reste leader malgré ses déchirements, la Chine monte en puissance, la Russie joue de ses armes, d’autres arrivent… et l’Europe s’interroge. Cela fait beaucoup de paramètres à intégrer pour repenser une politique étrangère. On ne saurait néanmoins surseoir à cet exercice.
Notes
(1) Instaurant notamment un délit de séparatisme, l’encadrement de l’instruction en famille, un contrat d’engagement républicain pour les associations, la lutte contre la haine en ligne, et une meilleure transparence des cultes.
(2) Un discours à la Sorbonne sur l’Europe (26 septembre 2017), à Ouagadougou sur l’Afrique (28 novembre 2017), ou plusieurs autres aux Nations Unies, sur les inégalités.
(3) Par exemple, la « mort cérébrale » de l’OTAN, formule utilisée dans une interview à l’hebdomadaire britannique The Economist en novembre 2019, ou encore l’existence d’un « État profond » au sein du Quai d’Orsay, qui s’opposerait à un dialogue avec la Russie…
(4) Restitution d’œuvres d’art à plusieurs pays, recours aux historiens pour faire le point sur des relations historiquement difficiles (Rwanda, Algérie).
(5) Ainsi que par plusieurs personnalités politiques en Malaisie, au Pakistan et ailleurs.
(6) Dont le soutien à Paris après l’assassinat de Samuel Paty était resté ambigu.
(7) « La police française tire et abat un homme après une attaque meurtrière au couteau dans la rue », titrait le journal après l’événement.
(8) Voir sur ce pays l’immense travail de Claude Leblanc à travers un prisme original : Le Japon vu par Yamada Yôji, Ilyfunet éditions, 2021.
(9) Frédéric Charillon, Guerres d’influence : les États à la conquête des esprits, Odile Jacob, Paris, 2022.
(10) Voir la « Feuille de route de l’influence » présentée par le Quai d’Orsay le 14 décembre 2021 (https://www.diplomatie.gouv.fr/IMG/pdf/feuille-de-route-influence_print_dcp_v6_cle8f2fa5.pdf).
(11) Maxime Audinet, Russia Today : un média d’influence au service de l’État russe, édition de l’Institut national de l’audiovisuel, 2021.
(12) Voir Maurice Vaïsse (dir.), Diplomatie française. Outils et acteurs depuis 1980, Odile Jacob, Paris, 2018.
Légende de la photo en première page : Cour du palais de l’Élysée, siège de la présidence de la République française. Si la politique étrangère est un enjeu souvent négligé de la présidentielle française, un sondage OpinionWay de décembre 2021, pour le think tank Open Diplomacy, montrait que les trois quarts des Français jugent « importante » la politique étrangère d’un candidat à l’élection présidentielle. Alors que la guerre en Ukraine s’est imposée dans les discussions et bouleverse la campagne, un sondage Elabe de février 2022 annonçait que près de quatre électeurs sur dix assurent que la guerre en Ukraine aura un impact sur leur vote. (© Shutterstock)